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libre pensée personnifiée, et qu’il a mis son incomparable esprit au service de la raison et de la justice, si on lui avait appliqué ses propres paroles[1] ?

Mais ceux qui répètent encore les dires de Voltaire, qui ne faisait lui-même que répéter ceux des jésuites, font un grave et un étrange oubli. Ils parlent comme si Pascal était seul en face des jésuites, et ils ne songent pas que les accusations des Provinciales ont été adoptées et ratifiées par une succession d’autorités considérables, et à la fin par une autorité suprême ; de sorte que l’église s’est mise du côté de Pascal et qu’elle a jugé en sa faveur.

Dès le 12 mai 1656, quand il n’avait paru encore que les sept premières Provinciales, le curé de Saint-Roch, syndic des curés de Paris, les signalait à leur assemblée et invitait ses confrères à poursuivre, soit la condamnation des casuistes, si ces Lettres avaient dit la vérité, soit celle des Lettres elles-mêmes, si elles étaient calomnieuses. Le 30 mai, un curé de Rouen, dans un synode, en présence de plus de douze cents curés et de l’archevêque même (Harlay, depuis archevêque de Paris), dénonçait les doctrines des casuistes. Le père Brisacier, recteur du collège des jésuites, porta plainte à l’archevêque contre le curé dénonciateur, quoique les jésuites n’eussent pas été nommés ; mais les curés de Rouen prirent parti pour leur confrère, et nommèrent en assemblée six commissaires pour examiner les livres des casuistes : les commissaires eux-mêmes invitèrent ceux de leurs confrères qui voulurent en prendre la peine à s’adjoindre à eux pour cet examen. Sur le rapport qui lui fut fait, l’assemblée des curés de Rouen présenta requête à l’archevêque contre les casuistes, et l’archevêque renvoya la requête à

  1. Cette page du Siècle de Louis XIV a été probablement écrite vers le même temps où Voltaire adressait au père de La Tour, jésuite, principal du collège de Louis-le-Grand, la lettre curieuse du 7 février 1746. Voltaire, qui à ce moment unique de sa vie se trouvait être en faveur à la fois auprès du pape et à la cour, était en revanche mal traité par des journaux jansénistes, qui lui en voulaient d’ailleurs depuis ses Remarques sur les Pensées de Pascal.
    Il tient à mettre les jésuites de son côté et à se faire soutenir par eux dans leur Journal de Trévoux. La première chose à faire pour cela était de renier les Provinciales de la cette lettre, où il montre une souplesse d’arlequin, et cette sorte de flatterie impertinente qui n’est qu’à lui. Il écrit par exemple, parlant du gazetier janséniste : « Je lui répondrai comme le grand Corneille dans une pareille occasion : Je soumets mes écrits au jugement de l’Église. Je doute qu’il en fasse autant. Je ferai bien plus : je lui déclare, à lui et à ses semblables, que, si jamais on a imprimé sous mon nom une page qui puisse scandaliser le sacristain de leur paroisse, je suis prêt à la déchirer devant lui ; que je veux vivre et mourir tranquille dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine, etc. » Ce tranquille inattendu, qui change si bien le ton de la phrase, est admirable ; mais l’homme qui écrivait ainsi n’était pas évidemment dans les dispositions qu’il fallait pour bien parler de Pascal : il est trop l’élève de ses maîtres.