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protestations et même des censures, quand Arnauld, en 1643, douze ans avant les Provinciales, prit à partie la société tout entière, en publiant sa Théologie morale des jésuites, extraite fidèlement de leurs livres. Pascal ne fit que reprendre ce thème, mais c’est ce qui devint la partie la plus considérable de sa polémique et la plus puissante. Quand on parle des Provinciales, on pense surtout à ces douze lettres (5 à 16), dont l’ensemble compose une accusation si forte et si redoutable. C’est par là surtout que le livre a vécu et qu’il vivra autant tout au moins que les jésuites eux-mêmes auront l’air de vivre. Je me sers de cette expression parce que je crois, avec Sainte-Beuve, que du jour où Pascal les a touchés, il les a tués[1].

Reste la question de savoir si c’est seulement par hasard que la théologie janséniste et la morale janséniste sont associées, ou si elles tiennent l’une à l’autre essentiellement, et s’il en est de même de la morale relâchée et du molinisme. Cette dernière thèse est celle de Pascal, qui parle ainsi dans la 5e Provinciale :

« Allez donc, je vous prie, voir ces bons pères, et je m’assure que vous remarquerez aisément dans le relâchement de leur morale la cause de leur doctrine touchant la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de la charité qui en est l’âme et la vie ; vous y verrez tant de crimes palliés et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu’ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu’ils l’entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l’observer. Quand nous soutenons la nécessité de la grâce efficace, nous lui donnons d’autres vertus pour objet. Ce n’est pas simplement pour guérir les vices par d’autres vices ; ce n’est pas seulement pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la religion ; c’est pour une vertu plus haute que celle des pharisiens et des plus sages du paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais, pour dégager l’âme de l’amour du monde, pour la retirer de ce qu’elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et l’attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n’est l’ouvrage que d’une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l’on en a toujours un plein pouvoir, qu’il le serait de nier que ces vertus destituées d’amour de Dieu, lesquelles ces bons pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puissance. »

Sans y mettre ni cette passion, ni cette éloquence, je dirai comme

  1. « Des morts qui sa portent assez bien, » disait Sainte-Beuve lui-même. (Port-Royal, tome II, page 642.) On serait tenté de les comparer à ces fantômes qu’on se figurait autrefois, qui du fond de leur mort suçaient le sang des vivans.