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qu’à me faire un ennemi, et cela d’un homme à qui j’étais recommanda et qui était plein de bienveillance pour moi. Voici le commerce récréatif auquel je me livre : je me présente, en grande tenue, chez un éditeur, c’est-à-dire, la plupart du temps, un butor, sans instinct, sans éducation, poli tout juste, puis, je lui déclare l’objet de ma visite. Il regarde ma mine, et comme j’ai l’air beaucoup plus jeune encore que je ne le suis, il sourit d’un air obligeant, puis me répond qu’il serait extrêmement flatté de publier mon ouvrage s’il n’imprimait dans le moment même un travail de M*** sur le même sujet dans un sens tout à fait contraire au mien. Là-dessus je lui tire ma révérence d’un air aussi impertinent que possible, et lui me reconduit jusqu’à la porte avec de grandes salutations ironiques. Aucun d’eux jusqu’ici n’a lu une seule ligne de moi. Ils sont trop occupés.

Voici la dernière de mes aventures : un journaliste assez influent m’avait donné une lettre pour l’éditeur Pagnerre… Pagnerre me reçut très bien, me fit entendre que la chose lui convenait et me demanda un petit délai pour examiner mon travail. Sur ce, je lui envoyai mon manuscrit. Après douze jours d’une mortelle attente, ne recevant pas de réponse, je retourne chez lui. Mon Pagnerre traversait justement son magasin un grand plateau à la main. En m’apercevant, il laisse tomber son plateau à terre. Triste augure ! « Monsieur, lui dis-je, je suis venu savoir si vous aviez un commencement de réponse à me faire. » Il m’avoua alors qu’il n’avait pas encore eu le temps d’ouvrir le paquet, mais qu’il espérait pouvoir s’y mettre d’ici à peu de temps et me rendre réponse avant quinze jours. Là-dessus je suis rentré chez moi et je lui ai écrit de me renvoyer mon manuscrit.


Rebuté par les éditeurs, Lanfrey songe à imprimer son livre à ses frais. Mais il lui fallait pour cela imposer de nouveaux sacrifices à sa mère. Juste au moment où il lui demande a cet effet les fonds nécessaires, la pauvre femme commençait à désespérer de voir jamais paraître ce travail depuis si longtemps commencé, toujours remanié et qui maintenait loin d’elle le fils qu’elle brûlait de ramener près d’elle au modeste foyer de Chambéry. Les doutes qu’elle exprime sur l’accomplissement de tous ses beaux projets sont pour Lanfrey la plus douloureuse des épreuves qu’il ait encore subies :


… La seule impression qui me reste de votre lettre, c’est un profond sentiment de découragement. Seul, sans appui, sans protecteur, sans conseils ni direction, j’entreprends une tâche énorme, écrasante pour un jeune homme, une tâche qui exigerait dix ans de travail et que j’aurai accomplie en quinze ou dix-huit mois, grâce à des efforts pénibles et persévérans, une tâche qui me donnera Une patrie à moi inconnu, à moi pauvre, à moi exilé. Et vous, la seule confidente de mes