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brahmaïstes déploraient, de leur côté, qu’on eût sanctionné un mariage prématuré, transigé avec l’esprit de caste, et subi des rites de l’idolâtrie. — À notre avis, il ne faut pas juger avec trop de sévérité la conduite de Keshub en cette circonstance, car il lutta de son mieux, comme nous l’avons vu, pour maintenir l’intégrité des principes brahmaïstes. Mais là où un simple particulier serait excusable de transiger, pour les questions de formes, avec les exigences du milieu et du moment, un chef d’école est tenu, même dans sa vie privée, à une logique plus rigoureuse. Le premier soin de quiconque veut exercer un ascendant religieux ou politique sur ses concitoyens doit être de conformer sa vie privée à sa vie publique, ses actes à ses enseignemens. En violant, dans sa propre famille, les principes qu’il avait soutenus à l’usage des autres, le réformateur, — qui s’était séparé de l’Adi Somaj avec tant d’éclat parce qu’on ne s’y montrait pas assez dégagé des traditions et des préjugés hindous, — avait commis une de ces inconséquences que la nécessité même ne suffisait pas à justifier, et ce fut bien pis encore, lorsque pour se défendre des attaques qui l’assaillirent à son retour, il se retrancha derrière sa fameuse doctrine de l’adesh, affirmant avoir agi suivant l’inspiration directe de Dieu. Devant cet étrange plaidoyer, nul, même parmi ses adversaires, n’a révoqué en doute sa bonne foi, — et c’est à coup sûr un des plus beaux hommages qu’on ait rendus à son caractère, — mais sa sincérité même ne faisait que mieux ressortir les périls d’un pareil système, ainsi que l’urgence de le répudier hautement, si l’on voulait sauver le brahmaïsme d’une ruine prochaine et inévitable[1].

À Calcutta, les meetings succédaient aux meetings. En province, sur cinquante-sept somajes qui firent connaître leur opinion au comité provisoire, cinquante avaient blâmé le mariage, et vingt-six avaient même demandé la déposition immédiate de Keshub. Un instant, celui-ci parut prêt à se retirer volontairement, mais, encouragé par un petit groupe de fidèles qui entendaient le sou-

  1. Au Brahmostab du 23 janvier 1879, Keshub a prononcé, sous ce titre étrange : Suis-je un prophète inspiré ? un sermon, plus étrange encore, où, tout en repoussant le titre de prophète, il se proclame lui-même, « un homme à part, » investi d’une mission divine, favorisé, depuis son adolescence, de visions extatiques et de communications mystérieuses avec les anciens prophètes, voire avec Dieu : « Le Seigneur, ajoutait-il, m’a dit qu’il n’y aurait pour moi ni doctrine, ni credo, mais seulement une inspiration permanente et perpétuelle… En vérité, je ne suis à blâmer pour rien de ce que j’ai fait par l’ordre du Ciel. Si quelqu’un est à blâmer, c’est le Seigneur, pour ce qu’il m’a enjoint et forcé de faire. C’est sur son commandement que j’ai agi, et je recommencerais dix mille fois aussi longtemps que je vivrai. » — Dans un autre sermon du 14 avril, Qu’est le Christ ? il semble chercher à se rapprocher de l’unitarisme chrétien, en se déclarant le disciple du Christ, mais d’un Christ idéal qui, par l’annihilation de sa volonté, serait réellement devenu un avec son Père.