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« M. de La Rochefoucauld, disait Mme de Lafayette, m’a donné de l’esprit, mais j’ai réformé son cœur. » On a souvent cité ce mot sans se douter jusqu’à quel point elle avait profité des enseignemens de son maître. On savait bien que les leçons de l’auteur des Maximes l’avaient perfectionnée dans l’art de pénétrer et d’analyser les mouvemens les plus subtils de l’âme humaine ; on ignorait qu’elles eussent aussi porté sur la politique. M. de La Rochefoucauld trouva chez elle un esprit beaucoup plus positif, moins perdu dans les chimères que chez sa première élève, Mme de Longueville ; il la mena aussi beaucoup plus loin. Le caractère était de même infiniment plus solide chez M, ne de Lafayette, rempli de consistance et de vigueur. Jamais elle ne se laissera abattre ou prendre au dépourvu. Dans les premiers mois de deuil et de désespoir qui suivront la perte de l’unique ami, tandis que Mme de Sévigné écrira : « La pauvre Mme de Lafayette ne sait plus que faire d’elle-même, » la pauvre Mme de Lafayette ne cessera pas un instant d’être le « petit furet ; » non-seulement elle aura, n’en déplaise à Du Guet, des pensées, des pensées très suivies, mais elle s’ingéniera à les faire entrer de gré ou de force dans la tête des autres.

On ne s’accoutume pas du premier coup à lui voir une physionomie aussi différente de l’ancienne. Mme de Lafayette agent accrédité du gouvernement de Savoie nous a un visage étranger, moins agréable, il faut bien le dire, que celui que nous connaissions. Nous ne la rendons certes pas responsable des écarts de conduite en tous genres de Madame Royale. Nous ne lui faisons pas le procès pour être entrée avec chaleur dans les intérêts d’une princesse à laquelle elle était attachée dès l’enfance, puisqu’en la servant elle travaillait pour la France. Mais on ne saurait nier que les affaires auxquelles elle aidait étaient parfois d’une nature telle qu’on aurait préféré n’y pas rencontrer sa main. Il y a des mots déplaisans à prononcer à propos d’une femme ; quoiqu’il en coûte de le dire, Mme de Lafayette fut un peu intrigante, pour le bon motif tant que l’on voudra et avec désintéressement, mais enfin : intrigante. Si M. de La Rochefoucauld avait assez vécu pour la voir à l’œuvre dans les années qui suivirent la chute de la régence et l’arrivée de Victor-Amédée au pouvoir, il aurait été fier de son écolière. Pour nous, nous avouons que l’histoire, nous gâte la légende ; nous regrettons la physionomie poétique que l’on avait prêtée à Mme de Lafayette, cette âme rêveuse, perdue dans les espaces, transparente comme le cristal. Pour tout dire, nous aimerions mieux ne pas rencontrer dans l’auteur de la Princesse de Clèves un politique aussi habile.


ARVEDE BARINE.