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lesquels la morale mondaine a des trésors d’indulgence. Le caprice qui poussait Mme de Lafayette à nier à Turin ce dont elle convenait à Paris devait avoir des motifs que nous ignorons et sur lesquels toutes les conjectures sont permises[1]. Ne perdons pas de vue qu’il ne faut plus envisager ses actes avec les mêmes yeux que lorsque nous ne connaissions point ses savans manèges. Ce qui eût semblé incroyable avant la publication de M. Perrero ne choque plus aujourd’hui les vraisemblances.

On a tiré une objection des louanges que la lettre à Lescheraine donne si librement à la Princesse de Clèves. Cette façon de porter aux nues son propre ouvrage blesse quelque peu notre délicatesse moderne ; nous aimerions mieux plus de modestie. Mme de Lafayette, en se payant ce juste tribut d’admiration, pouvait s’autoriser de l’exemple de Corneille. Le grand poète auquel elle avait gardé, après la venue de Racine, une admiration un peu exclusive, avait commencé son Examen de Cinna par ces mots : « Ce poème a tant d’illustres suffrages qui lui donnent le premier rang parmi les miens, que je me ferais trop d’importans ennemis si j’en disais du mal. Je ne le suis pas assez de moi-même pour chercher des défauts où ils n’en ont point voulu voir, et accuser le jugement qu’ils en ont fait pour obscurcir la gloire qu’ils m’en ont donnée. » Corneille passait ensuite en revue les diverses raisons qui font de Cinna un chef-d’œuvre. De moins glorieux avaient imité le maître ; à tous les degrés de l’échelle il s’était trouvé des gens pour répudier la fausse modestie. Il serait téméraire d’affirmer que la tradition du grand siècle s’est entièrement perdue et que de nos jours il n’existe plus des personnes pour qui c’est plus qu’un droit, c’est un devoir de se rendre justice à soi-même.

En résumé, il n’y a aucune difficulté à admettre qu’une femme douée au plus haut degré du sens et de la science de l’intrigue et accoutumée à « donner des couleurs » aux affaires des autres ait dissimulé dans une occasion qui la concernait. Il y a, au contraire, de grandes difficultés à lui enlever un ouvrage où elle se retrouve au naturel avec toutes les nuances de ses idées, de ses sentimens et de son style ; il y en a d’insurmontables à attribuer ce livre à Segrais, trop inférieur et trop différent. Sous quelque face que l’on examine la question, on ne voit donc pas que la lettre à Lescheraine puisse constituer une preuve contre l’authenticité de la Princesse de Clèves.

  1. Nous en citerons une au hasard. Le héros de la Princesse de Clèves est un duc de Nemours. Madame Royale était une princesse de Nemours. Mme de Lafayette pouvait trouver qu’il y avait convenance de sa part à ne pas avouer officiellement un roman où un prince de la maison qu’elle servait était représenté, à la vérité, comme au « chef d’œuvre de la nature, » mais aussi comme le plus grand coureur du monde.