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de la brûlure. Pour se déclarer libre, il ne suffit pas d’apercevoir pour ainsi dire la surface de soi-même, comme une aiguille qui se verrait mouvoir sur un cadran sans voir au-dessous le dernier ressort qui la pousse. On n’est pas libre à moitié, provisoirement et sous condition. Si, à tort ou à raison, nous nous croyons libres, cette croyance touche au fond de nous-mêmes et à l’essence de notre être, non aux apparences et aux phénomènes. Il s’agit de savoir quelle sorte de cause nous sommes, cause absolue ou cause relative ; ou plutôt il s’agit de savoir si nous sommes une vraie cause et non simplement un ensemble d’effets : or l’étude des causes, comme celle des fins, rentre dans la métaphysique. Donc, dans ses deux principes essentiels, dans ses principes propres, — la fin absolue et la liberté, — la morale du devoir coïncide avec la métaphysique.

Cette liaison n’est pas moins frappante quand on passe des premiers principes aux dernières conséquences de la morale du devoir. La moralité, telle que la comprennent les partisans du devoir et M. Vacherot lui-même, tout en étant supérieure par sa nature aux relations du monde physique, doit cependant agir dans ce monde et s’y exprimer par des actions conformes. Dès lors, une question est inévitable : la moralité, la justice, qu’on nous présente comme obligatoires, sont-elles réalisables en ce monde ? Jusqu’à quel point le sont-elles ? La volonté du bien trouvera-t-elle dans la nature un obstacle insurmontable ou un concours ? Notre moralité, que nous prenons pour quelque chose d’absolu, est-elle un phénomène momentanément utile à l’univers, une simple apparence destinée à s’engloutir avec nous dans l’océan toujours mobile des êtres, qui ne naissent que pour périr et ne s’élèvent que pour retomber ? En un mot, le « règne des fins, » auquel Kant, Proudhon et M. Vacherot nous imposent le devoir de travailler, est-il réalisable et sera-t-il un jour réalisé ? M. Vacherot est allé jusqu’à dire : « Que l’univers se développe ou non selon un plan conçu par la pensée divine ; qu’il marche ou non vers un but fixé par la main divine, qu’importe à la morale ? Que le monde soit l’œuvre d’un Dieu bon ou d’un mauvais génie, qu’il soit gouverné par une providence ou livré à la fatalité, l’homme n’en a pas moins sa nature propre, sa fin, sa loi, son droit et son devoir, tous points qu’il appartient à la psychologie et à la morale seules de fixer[1]. » Cette indifférence du travailleur à l’égard du succès de son labeur peut-elle se soutenir ? Est-il indifférent, quand on vous commande de vous dévouer à une œuvre, de croire ou de ne pas croire qu’elle est chimérique ? Si la morale du devoir ne suppose pas la certitude absolue du règne de la justice,

  1. Vacherot, Essais de philosophie critique, p. 320.