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Gange sur les montagnes de la terre et la source de la morale sur les sommets de la pensée humaine.

Les théories qui subordonnent la morale à la théologie cherchent la loi de la conscience en dehors de la conscience même. Pour les partisans de cette opinion, toute loi est un lien et tout lien est extérieur à ce qu’il lie : le mot même d’obligation leur semble indiquer cette action du dehors qui enchaîne le dedans, comme dans un état la volonté du législateur lie les volontés des citoyens ; l’acte de moralité ne peut avoir pour eux une valeur absolue que s’il emprunte cette valeur à la volonté de l’être absolu[1]. — Mais comment les théologiens et les philosophes mystiques, — catholiques ou protestans, — pourront-ils nous donner une idée de cet être absolu et de ses volontés, s’ils restent fidèles à leurs principes ? Ils commencent par poser l’absolu comme insondable, incompréhensible : ses voies sont cachées, ses desseins sont des mystères ; sa justice, comme dit M. Mansel avec Pascal, n’est pas la nôtre ; sa sagesse et sa miséricorde peuvent être incompatibles avec ce que nous appellerions sagesse et miséricorde : « la plus haute moralité humaine que nous puissions concevoir ne lui sert pas de sanction[2]. » S’il en est ainsi, répondrons-nous, puisque l’absolu est si bien caché, laissons-le sous ses voiles ; nous ne saurions rien connaître de ce qu’il est ni de ce qu’il veut, et nous ne pouvons que lui dire avec le poète :


Garde ta grandeur solitaire,
Ferme à jamais l’immensité !


Cette première position des mystiques est donc intenable. Il faut bien qu’ils arrivent à dire que l’absolu se révèle de quelque manière. À défaut de la science, ils invoquent alors la foi. Hamilton et ses disciples nous déclarent que, si nous ne pouvons rien connaître des

  1. « Selon les théologiens, dit Bergier dans son Dictionnaire de théologie, la loi est la volonté de Dieu intimée aux créatures intelligentes, par laquelle il leur impose une obligation, c’est-à-dire les met dans la nécessité de faire ou d’éviter telle action, sinon d’être punies. Ainsi, selon cette définition, sans la notion d’un Dieu et d’une providence, il n’y a point de loi et d’obligation morale proprement dite. C’est par analogie que nous appelons lois les volontés des hommes qui ont l’autorité de nous récompenser ou de nous punir ; mais, si cette autorité ne venait pas de Dieu, elle serait nulle et illégitime. La raison, ou la faculté de raisonner, peut nous indiquer ce qu’il nous est avantageux de faire ou d’éviter, mais ne nous impose aucune nécessité de faire ce qu’elle nous dicte ; elle peut nous intimer la loi, mais elle n’a point par elle-même force de loi. Si Dieu ne nous avait point ordonné de la suivre, nous pourrions y résister sans être coupables. Le flambeau qui nous guide et la loi qui nous oblige ne sont pas la même chose. » Cette opinion, soutenue déjà par Puffendorf a été reprise de nos jours, sous une forme plus philosophique, par M. Émile Beaussire dans son très intéressant travail sur le Fondement de l’obligation morale (1853).
  2. Mansel, Limits of religious thought, p. 28.