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même, dit-il, la terre devrait être bientôt bouleversée par un choc céleste, vivre pour autrui, subordonner la personnalité à la sociabilité, ne cesserait pas de constituer jusqu’au bout le bien et le devoir suprêmes[1]. » Mais, avant de sacrifier ainsi l’égoïsme à l’altruisme, il serait bon de savoir si le second n’est pas une simple forme du premier ou le premier une forme inférieure et bornée du second, ou encore si ce sont là deux tendances irréductibles, comme l’attraction et la répulsion paraissent l’être à certains physiciens. M. Littré nous semble peu explicite sur ce point, tandis que l’école anglaise s’efforce de montrer dans l’altruisme un simple dérivé et un élargissement de l’égoïsme primitif : elle rétablit ainsi la continuité dans la science.

SI l’égoïsme et l’altruisme sont l’un et l’autre, ainsi que semblent plutôt le croire les positivistes, deux ressorts primitifs de la machine humaine, comment choisir entre ces deux mobiles ? — M. Littré invoque ici la nature et la raison. La nature, dit-il, fait triompher peu à peu l’altruisme sûr l’égoïsme ; donc le premier est supérieur au second et doit être préféré. — Supérieur en quel sens ? demanderons-nous. Ce ne peut être au point de vue d’une moralité ou d’une perfection intrinsèque qui n’existe pas pour les positivistes. Ce n’est pas non plus une question de plaisir ou d’intérêt, car les positivistes n’admettent pas l’utilité comme critérium moral. Dès lors, c’est simplement une question de complexité dans le mécanisme vital et de succession dans le temps. L’altruisme est ultérieur et plus complexe, voilà tout ce qu’on peut dire. Est-ce assez pour persuader à l’homme de suivre la tendance vers autrui plutôt que la tendance vers soi ?

A défaut de la nature, M. Littré invoque la raison, l’intelligence, dont l’intuition fondamentale est celle de l’identité et de l’égalité. Il rapproche, comme nous l’avons vu, l’assentiment de la science et l’assentiment du devoir : des deux côtés il voit une vérité qui s’impose, qui commande, là toute spéculative et ici toute pratique. Sa morale ressemble à celle qui fait reposer le bien sur le vrai, sur la logique ou les mathématiques, sur l’ordre ou sur les nombres. La justice est pour lui de nature intellectuelle : échange ou compensation, nous la mesurons à une égalité que nous établissons entre les choses ou entre les personnes, et qui se ramène à l’axiome mathématique A = A.

Mais d’abord, pourra-t-on-objecter à M. Littré, l’égalité n’existe pas en fait entre les personnes ; vous voilà donc obligé de dire non plus : « Un homme égale un homme, » mais : « L’égalité n’existant pas, il faut qu’elle existe ; l’égalité n’étant qu’une idée, il faut

  1. Vol. Ier, p. 507.