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philosophie parce que la philosophie de collège n’est qu’une chimère. Je remets à mon professeur un devoir tous les trois mois. Hier, je lui en ai remis un pour lequel il m’a porté aux nues, je le laisse faire… J’ai déjà marqué, pour ces vacances, tous les ouvrages que je dois lire, ou plutôt que je dois étudier à fond, car maintenant je ne lis plus un ouvrage, j’en prends la partie intime, la fleur, la chair ; j’en fais ma propre substance et je laisse le squelette… Dans les lettres que je vous ai écrites cette année, il y aurait de quoi me faire passer pour un fou aux yeux de mille gens raisonnables. Quoique cela ne soit pas, cela pourrait être, et cela serait certainement parce que mes idées à moi sortent du cercle commun où tournent les yeux fermés des milliers de jeunes gens. Lorsque je vais retourner dans mon pays, je m’attends bien à n’être plus compris de personne, pas même de quelques vieux amis. Au reste, cela m’est égal, et je m’y suis résigné depuis longtemps… Enfin que m’importe ? Dans vingt-cinq jours, j’aurai ma mère ; je ne veux qu’elle seule et je fais fi de tout le reste. Oui les délicieux momens que je vais passer ! Comme j’ai besoin de respirer cet air pur de la Savoie, de boire cette eau fraîche de nos fontaines, au lieu de l’eau alambiquée de Paris, de respirer les roses embaumées de notre jardin, de voir nos montagnes vertes et notre ciel bleu ! Notre bon lait chaud, notre pain bis et les fruits de notre Sainte-Claire, voilé, ce que j’y vais chercher, et non pas des monumens, des musées, des palais, des théâtres. J’ai besoin de repos et de solitude, et c’est là que j’en trouverai ! Au lieu de ces études furibondes où mon imagination travaille autant que mon esprit, je pourrai vaquer là-bas à des études calmes et paisibles. J’ai déjà fait, mon plan de travail littéraire pour ces vacances. Toute ma vie est organisée heure par heure jusqu’à ces promenades que je vous ferai faire trois fois par jour pour votre santé…


Avant de prendre son vol vers la Savoie et pendant qu’il prépare ses examens, Lanfrey a longtemps cherché à Paris une chambre qui lui convînt. Il l’a enfin trouvée, et voici ce qu’il en écrit à sa mère :


… Elle est située sur un emplacement élevé, sain et spacieux. La rue est paisible et solitaire. On se croirait en province. Elle longe cette partie du Luxembourg qu’on appelle la petite Provence, à cause de ses airs coquets et champêtres, de la pureté de l’air qu’on y respire et des rayons du soleil dont on y jouit plus largement qu’ailleurs. C’est un aimable petit coin plein de bocages et de mystères, de fleurs, de gazouillemens d’oiseaux. les jeunes mères y mènent leurs bambins, et les étudians leurs grisettes. Moi, je n’y mène rien du tout. J’y vais philosopher au soleil, un livre sous le bras.