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une fois nourri et développé, a un excédent, une sorte de trop-plein ; la cellule une fois achevée se prolonge et se répète elle-même : en continuant de se nourrir, elle se trouve nourrir aussi une cellule similaire. De là un mouvement du dedans vers le dehors, et pour ainsi dire une expansion centrifuge qui s’oppose au mouvement primitif du dehors vers le dedans, à la concentration sur soi. Aristote disait : « Tout être parvenu à son entier développement engendre, » et les platoniciens considéraient la génération comme une sorte de surabondance, d’excès de richesse, nous dirions aujourd’hui d’excès de nutrition. — Ces considérations nous semblent propres à rectifier et à compléter la théorie de M. Littré, qui voit dans le besoin de génération l’origine physiologique de l’altruisme, comme dans le besoin de nutrition l’origine de l’égoïsme[1]. D

es idées analogues à celles de M. Littré, quoique non identiques, se retrouvent dans l’ouvrage de M. Spencer sur la morale, dont nous avons récemment rendu compte. M. Spencer, lui aussi, admet une sorte d’altruisme physique et inconscient, duquel procède par évolution l’altruisme moral et conscient. « Toute action en effet, consciente ou non, qui implique une dépense de la vie individuelle pour accroître la vie chez Les autres individus, est évidemment altruiste en un sens., sinon dans, le sens usuel. » Les êtres les plus simples de la nature se multiplient habituellement par fission spontanée. Généralement les infusoires ou autres protozoaires brisent leur corps en petites parties dont chacune est le germe d’un autre animal, « si bien que le parent est entièrement sacrifié pour former sa progéniture. » Voilà l’altruisme à son premier degré. Chez d’autres animaux, les parens abandonnent une partie de leur substance pour former celle de leurs petits, et parfois ils meurent dès qu’ils ont engendré. Les sacrifices consciens sont au fond identiques aux sacrifices inconsciens ; du haut en bas de l’échelle, réduisez-les à leurs termes les plus élémentaires, vous y trouverez la même nature essentielle : « A la fin comme au commencement, l’altruisme implique une perte de la substance corporelle. » Lorsqu’une partie du

  1. Mais, dira-t-on, « cela est bien grossier, » — À cette objection superficielle M. Littré répond avec raison : — « Bien grossier ? Je rencontre cette expression en un passage de Bossuet, dans cet écrit sur la Comédie où il s’est montré si violemment hostile à tous les instincts modernes : — Ces passions, dit-il, qu’on veut appeler délicates, et dont le fond est si grossier. — Mais, théologien imprévoyant des objections, de qui, si votre théologie est vraie, tenons-nous ce fond grossier que vous nous reprochez ? Et qui, car il faut bien que j’anthropomorphise pour vous répondre, qui a imaginé de nous obliger aux conditions de la nutrition et de la sexualité ? Laissons ces dires, qui jadis ont été l’aliment d’une autre civilisation et qui sont désormais sans vertu réelle et progressive. Grossier ou non, c’est d’un fond simple que tout part pour croître en complexité et on raffinement. » (La Science au point de vue philosophique, p. 347.