Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec une précision supérieure les origines mêmes de l’altruisme dans notre organisation physique. M. Littré est ici le vrai prédécesseur de M. Spencer. Selon notre illustre savant, les sentimens égoïstes et altruistes, d’où dérive toute la morale, ne sont que la transformation des deux tendances essentielles à tout être vivant. Pour trouver les origines organiques des phénomènes moraux, dit-il avec profondeur, « il faut aller jusqu’à la trame de la substance vivante, en tant qu’elle s’entretient par la nutrition et se perpétue par la génération… Cette substance vivante a des besoins ; s’ils ne sont pas satisfaits, elle périt soit comme individu, soit comme espèce[1]. » Quels sont donc les besoins primitifs et irréductibles de la substance vivante ? Il y en a deux. Il faut d’abord que la substance vivante se conserve, et pour cela qu’elle se renouvelle en empruntant au dehors des élémens nutritifs. Ce premier besoin est l’origine de l’égoïsme ; qu’est-ce en effet que l’amour de soi, sinon l’instinct de la conservation, qui n’est lui-même en dernière analyse que l’instinct de la nutrition ? Compliquez cet instinct, et vous aurez l’amour-propre, l’intérêt personnel, la recherche des moyens de conserver la santé et la vie, le désir de la puissance, le désir de la possession, toutes les formes de l’amour de soi. Mais la substance vivante ne doit pas seulement subsister comme individu ; il faut encore qu’elle subsiste « comme espèce. » Ce qui lui assure cette durée, cette extension dans l’espace et dans le temps, c’est un nouvel instinct non moins inhérent que l’autre à notre organisme. « La nécessité d’aimer est imposée fondamentalement par l’union des sexes pour que la substance vivante subsiste comme espèce… A mesure que l’enfant se développe, son organisation, tant viscérale que cérébrale, disposée conformément à la sexualité, le prépare peu à peu à la vie altruiste. » Celle-ci n’est qu’une vie d’expansion due, en dernière analyse, au besoin d’engendrer. Comme Schopenhauer, M. Littré tend à voir dans tous les amours des métamorphoses plus ou moins méconnaissables de l’instinct sexuel[2].

Reste à savoir comment ces besoins de nutrition et de génération, tout physiologiques à l’origine, se transforment en besoins

  1. Voyez la Revue de philosophie positive, janvier 1870.
  2. « L’instinct sexuel, dit un disciple de M. Littré, retentit jusque dans les affections de la famille… On a remarqué la prédilection fréquente de la mère pour le fils, du père pour la fille. (Voyez le Père Goriot de Balzac.) L’affection fraternelle croise volontiers les sexes et se montre ordinairement plus vive, parfois violente, du frère à la sœur ou de la sœur au frère. L’amitié entre les adolescens offre tous les traits de l’amour : His amor unus erat, dit Virgile en parlant de Nisus et d’Euryale… Cette tendresse de l’amitié était fréquente chez les anciens. Le vice même qui la dégrada témoigne de sa nature profonde. » (Lucien Arréat, Revue de philosophie positive, mars-avril 1879.)