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décadence. Les choses se sont ainsi passées dans l’antiquité pour les Égyptiens. La civilisation grecque, au lieu de donner un élan et une vigueur nouvelle aux peuples sur lesquels avaient régné les Pharaons, a préparé leur abaissement, et la conquête arabe consomma leur ruine. La civilisation chrétienne des nations latines a exercé une influence aussi fatale sur la société arabe, dont l’apogée, comme celui des Vikings, répond au moment où elle luttait avec le plus d’énergie contre l’introduction du christianisme. De nos jours, ne voyons-nous pas les Turcs, dont la puissance mit en péril toute l’Europe méridionale, qui surent opposer aux armées chrétiennes des armées à bien des égards mieux organisées, qui courbèrent sous leur joug les descendans de ces Grecs auxquels ils semblaient quelques siècles auparavant si inférieurs par l’intelligence et par les mœurs, perdre province par province leur empire d’Europe et s’apprêter à rentrer dans la contrée qui fut le berceau de leur race ? On dirait que la civilisation chrétienne n’a été pour les Ottomans qu’un principe de mort qui a gangrené peu à peu leur organisation vigoureuse et toute militaire. Mais bien longtemps après que ce peuple turc aura été refoulé en Asie, il subsistera en Europe des vestiges de sa présence qui fourniront la preuve que l’état par lui fondé avait eu sa prospérité et son éclat. Ce qui arrivera pour le Turc s’est passé pour les Vikings. Quand l’invasion des mœurs et des croyances chrétiennes se fut étendue à toute la Scandinavie, la vieille civilisation de ces rois des mers s’ensevelit, pour ainsi dire, avec ceux qui la représentaient, et les esprits curieux l’exhument aujourd’hui et retrouvent partout les traces d’une puissance et d’une société dont les modernes avaient quelque peu méconnu le caractère. Les érudits qui se sont occupés de l’histoire des religions ont montré que, lorsqu’un culte fait place à un autre culte, généralement apporté du dehors, les prêtres de la religion nouvelle représentent comme des démons et de mauvais génies les divinités qu’ils ont renversées et anathématisent comme sorciers et magiciens ceux qui persistent à les honorer. Il en est un peu de même pour les vieilles civilisations que viennent remplacer des civilisations plus jeunes et plus souples. Ceux qui y avaient appartenu sont dépeints par les propagateurs des formes sociales nouvelles comme des méchans, des gens grossiers et ignorans, et on leur refuse souvent les justes éloges auxquels donnaient droit les progrès qu’ils avaient déjà accomplis.


ALFRED MAURY.