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Ce n’est pas la première fois qu’on aurait reculé devant de telles extrémités, au risque de paraître accepter quelques mécomptes ou d’aller plus lentement au but qu’on veut atteindre. Qu’on y réfléchisse bien : il s’agit de six puissances se réunissant en pleine paix pour agir par « coercition à l’égard d’un septième état qui après tout n’a ici d’autre tort que d’être la Turquie et de ne pas vouloir se laisser dépouiller. Voilà le spectacle qu’on se préparerait à donner par des démonstrations de force, et c’est précisément parce que ce serait là un spectacle singulièrement violent qu’il y a bien des chances pour qu’on s’arrête, pour que toutes ces complications et ces difficultés ne deviennent pas pour le moment une crise plus grave et irréparable. Ce que des gouvernemens sensés et prévoyans ont de mieux à faire, c’est à coup sûr d’épargner cette épreuve de plus au repos du monde.

Y a-t-il eu, à côté de la grande affaire d’Orient, à Tunis, un autre de ces nuages qui peuvent être quelquefois inquiétans, sinon pour la paix, du moins pour les bonnes relations de deux peuples liés d’amitié ? Évidemment là aussi, sur cette côte méditerranéenne, il y a eu une sorte d’incident, un choc d’influences, une petite rencontre entre la France et l’Italie. La question par elle-même est assez médiocre sans doute ; elle ne s’est pas moins compliquée en chemin de toute sorte de conflits, d’intrigues et de coups de théâtre. Il ne s’agit en vérité à l’origine que d’un modeste chemin de fer de Tunis au port de la Goulette qui, après avoir primitivement appartenu à une compagnie anglaise, est devenu l’objet d’une dispute acharnée entre une compagnie italienne et une compagnie française. Achat du chemin négocié par la compagnie française avec la compagnie primitive, poursuite eu annulation de contrat devant la justice anglaise, annulation prononcée, mise en adjudication, c’est à la suite de toutes ces péripéties que la compagnie italienne est restée maîtresse du champ de bataille, c’est-à-dire adjudicataire à un prix démesuré : elle pouvait d’autant plus aisément payer sans marchander qu’elle avait une garantie d’intérêt assurée par le gouvernement italien. Elle a cru triompher, elle a peut-être montré trop de jactance dans son succès. Qu’est-il arrivé ? La compagnie française, ardente à la défense des intérêts du réseau algérien engagés dans l’affaire, ne s’est pas tenue pour battue ; elle s’est remise en campagne et elle a obtenu du bey une autre concession qui annule ou balance les avantages et surtout le monopole dont la compagnie italienne se croyait en possession. S’il n’y avait qu’une lutte entre propriétaires de chemins de fer, ce ne serait qu’un épisode de plus de l’histoire industrielle. Le plus piquant, le plus curieux en tout cela, c’est qu’une simple question de chemin de fer est devenue une affaire d’état. Le consul italien s’en est mêlé avec acharnement ; le gouvernement de Rome s’en est mêlé et par son patronage et par ses encouragemens et par ses garanties