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ne restera au vainqueur, quel qu’il soit, que des ruines ensanglantées… Pendant longtemps le trésor grec n’en tirera donc aucun revenu, et même les revenus futurs de la Thessalie seront amoindris par cette guerre, car, commencée en Épire, elle s’étendra nécessairement de l’autre côté du Pinde, où les irréguliers de la Haute-Albanie sont déjà habitués à fourrager… Si nous ajoutons que probablement la Grèce aura à accepter, avec le territoire cédé par la Porte, une partie correspondante de la dette publique de celle-ci, nous ne pouvons considérer cette annexion comme une bonne affaire qu’à la condition qu’elle puisse s’exécuter pacifiquement[1]. » Le président du nouveau cabinet grec avait jugé que son pays, n’étant point intervenu dans la guerre russo-turque, ne devait pas mendier une part dans les dépouilles du vaincu, qu’il devait plutôt user de son influence pour améliorer le sort des raïas en Turquie. Il engageait ses compatriotes à calmer leurs impatiences, à réformer leur budget, à faire des économies, à rétablir un peu d’ordre dans leurs finances embarrassées. La diplomatie est venue traverser tous les plans de M. Tricoupis. Elle a réveillé les espérances du petit royaume, elle lui a montré la proie, elle le convie aux aventures, elle l’oblige à s’épuiser en armemens. Si désormais elle abandonnait les Grecs à eux-mêmes, leur ruine serait son ouvrage, et ils auraient sujet de se plaindre qu’on les a joués, ils auraient le droit de citer leurs mystificateurs devant le tribunal de l’histoire.

Mais nous raisonnons en profanes qui ne sont pas initiés aux secrets des dieux. Il est à présumer que nous calomnions la diplomatie, qu’elle ménage à l’Europe une surprise, qu’elle tient en réserve quelque savante combinaison qui donnera deux provinces à la Grèce sans rien compromettre et sans troubler la paix. Elle s’appliquera sans doute à justifier le vote des honorables conseillers-généraux des Bouches-du-Rhône et de Saône-et-Loire, à leur prouver qu’ils ont raison de croire aux aréopages, et peut-être se trouvera-t-il que Marseille et Mâcon sont les seuls endroits du monde où l’on voie clair. Avant peu l’événement nous l’apprendra. L’événement est un juge souverain, c’est lui qui justifie et qui condamne ; qu’on soit soldat, diplomate ou conseiller-général, c’est lui qui décide de toutes les renommées. Dans une lettre datée du 16 juillet 1745, le grand Frédéric, qui ne savait ce qu’il devait penser du génie du prince de Conti, écrivait à son cher Rothenbourg : « La perspective politique n’est pas fort claire à présent, mais il faut attendre que le brouillard tombe ; alors on verra s’il faut donner au prince de Conti des lauriers ou des chardons. »


G. VALBERT.

  1. L’Albanie et les Albanais, par le colonel Becker ; Paris, Dentu, 1880.