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féliciter de la détermination qu’il a prise, puis raconter avec un entier abandon toute sa vie d’écolier :


St-Jean-de-Maurienne, 23 décembre 1844.

… Plus j’avance dans mon année, plus je m’applaudis de la déclaration que j’ai faite au supérieur. Tel que je suis aujourd’hui, si je n’avais pas agi ainsi, je serais en route pour Chambéry, renvoyé de ce collège. Vous vous êtes fiée à cette dame *** ; elle n’est qu’une indiscrète et rien de plus. N’est-elle pas allée, la babillarde, révéler toute mon affaire à un petit blanc bec d’abbé dont elle se croyait sûre, et ce blanc bec, aussi bavard qu’elle, est allé tout répéter au supérieur, qui lui-même est accouru en grande presse pour me le dire ? Si cependant je lui avais fait un mensonge, ou si même je ne lui avais rien dit, je serais maintenant dans de beaux draps.

Cette petite dame est déjà venue deux fois me voir. J’avais d’abord envie de lui dire : « Madame, vous feriez bien d’être un peu plus discrète. » Mais elle est si charmante ! j’ai trouvé ses yeux bleus si jolis ! si jolis., moi, pauvre diable qui depuis des mois ne vois plus que des yeux d’ours ou à peu près, que toutes paroles d’aigreur ont expiré sur mes lèvres, et je l’ai accueillie avec la meilleure grâce.

… Mon Dieu ! mon Dieu ! quand le printemps arrivera-t-il donc ? Les arbres devraient déjà bourgeonner, et nous avons encore de la neige jusqu’au cou… Si vous saviez comme cet hiver me pèse ! si vous saviez comme je m’ennuie parfois au milieu de tous ces gens qui me sont étrangers. Il n’en est pas un parmi eux, pas un qui me comprenne, dont la pensée puisse s’allier avec la mienne. Ils me voient gai d’ordinaire et s’étonnent de me voir de temps en temps triste et pensif. Ils ne comprennent pas que cette gaîté n’est qu’un voile dont je me sers pour couvrir ma tristesse, une vaine apparence, un effort de l’esprit à l’aide duquel je trompe mes ennuis. Au moins quand cette neige sera loin, je serai un peu plus heureux. Le chant des oiseaux, la vue des fleurs et de la verdure me réjouissent ; car la verdure, voyez-vous, c’est ma vie à moi, mon bien-être. C’est une de mes plus chères jouissances. Dès que je vois de la verdure, il me semble que je ne suis plus seul ; elle m’amène d’ordinaire à rêver à ce que j’aime le plus. Oui, ma mère, des livres et de la verdure, voilà le secret de mon bonheur !


Les livres et la verdure, tel est bien le culte que Lanfrey a gardé toute sa vie. Lorsqu’il était entré au collège de Saint-Jean-de-Maurienne, il n’avait pas encore rompu avec les croyances maternelles acceptées non sans une certaine ferveur pendant toute son enfance ; c’est à un camarade qu’il confie les premiers doutes qui l’assaillent et les motifs pour lesquels il se déplaît si fort dans un lieu qui offrait