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appropriée au genre d’enseignement que l’enfant allait recevoir au collège des jésuites de Chambéry. Il y était depuis deux ou trois ans déjà et s’était fait distinguer par son intelligence, par la prodigieuse sûreté de sa mémoire, par son étonnante facilité de travail plutôt que par aucun succès bien éclatant, lorsque survint, dans sa vie d’écolier, une de ces crises dont les effets persistent à travers l’âge et dans laquelle se dessinaient par avance tous les traits dominans de son caractère. L’étudiant de quinze ans, tourmenté peut-être déjà par sa vocation d’historien et possédé de bonne heure du besoin de considérer les choses par lui-même et autrement qu’on ne voulait les lui représenter, s’était emparé de quelques volumes de la bibliothèque du collège afin d’en tirer une sorte de composition qui n’était pas tout à fait une apologie des jésuites. Le mystère dont il lui avait fallu entourer ce travail en avait redoublé l’attrait. Pour plus de sûreté, il le portait sur lui. Cependant il avait été dénoncé par un camarade ; force fut donc de comparaître devant le principal du collège et de livrer son précieux manuscrit. Quelques mots d’excuse ou l’expression d’un peu de repentir auraient facilement désarmé le révérend père, mais l’écolier de quinze ans demeura intraitable : on avait violé, dans sa personne, les droits de la pensée et de la libre appréciation des événemens de ce monde. Il préféra être renvoyé à sa mère. Ce fut un grand trouble dans ce petit intérieur.

Mme Lanfrey avait placé son fils aux jésuites parce qu’elle souhaitait qu’il fût élevé chrétiennement ; mais la difficulté de pourvoir aux frais d’une éducation trop dispendieuse avait aussi déterminé son choix. Qu’allait-il arriver ? L’idée de retomber à la charge de sa mère et surtout la crainte d’être blâmé par elle épouvantaient Lanfrey. Un de ces instincts admirables qui sont propres au dévoûment maternel porta l’honnête et pieuse bourgeoise de Chambéry à ne pas désapprouver une conduite dont la fierté, à tout le moins, lui plaisait, et sans hésitation elle s’imposa les sacrifices nécessaires pour établir presque aussitôt l’expulsé du collège des jésuites dans une autre institution ecclésiastique, à Saint-Jean-de-Maurienne. Il est évident, pour quiconque s’est rendu compte du caractère de Lanfrey déjà formé aux jours de sa première jeunesse, qu’il sut un gré infini à sa mère de cette adhésion donnée par générosité et par tendresse aux sentimens exaltés qu’avait excités chez lui la première blessure faite à son indépendance et à sa dignité naissante sitôt méconnue. La confiance déjà si grande entre la mère et le fils en fut prodigieusement accrue. De cette époque date une correspondance intime à laquelle les lettres de Lanfrey, que nous aurons souvent occasion de citer, donnent un cachet à la fois original et touchant. Les rôles y sont un peu mêlés et sur