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sans souliers et bivouaquer sans eau-de-vie ; il n’y a que des Indiens ou des Arabes qui, sans eau et sans pain, sachent au besoin doubler les étapes. Si, aux jours de Napoléon, il y eût eu déjà une Afrique française, la race arabe, conduite par un tel chef, aurait recommencé la conquête du monde. A défaut d’Arabes ou d’Indiens, quelle nation dans notre grasse Europe, osera se présenter pour marcher sur les pas d’Alexandre ? Les Macédoniens ont tracé la voie. Il faut leur ressembler si l’on prétend les suivre. L’armée partie des bords du Strymon ne comptait dans ses rangs que 35,000 soldats, 30,000 fantassins et 5,000 cavaliers. — La multitude amenée par Darius dans la plaine d’Issus, si l’on en défalque tout ce qui se trouvait inhabile à prendre les armes, offrit-elle jamais beaucoup plus de combattans ? L’escorte des bagages et les bouches inutiles faisaient presque à elles seules, tout le fait présumer, la différence des deux effectifs.

L’empereur Napoléon s’est montré sévère envers Alexandre, — sévère envers l’homme, — car pour le conquérant il n’a jamais méconnu son incomparable grandeur. Les campagnes du fils de Philippe « ne sont pas, nous dit-il, comme celles de Gengis-Khan et de Tamerlan, une simple irruption, une façon de déluge ; tout fut calculé avec profondeur, exécuté avec audace, conduit avec sagesse. » La profondeur, l’audace et la sagesse se montrent surtout après la bataille d’Arbèles. Cette bataille fut livrée en l’année 331 avant l’ère chrétienne ; la mort d’Alexandre eut lieu en 323. Les huit années qui séparent ces deux événemens sont remplies par les campagnes, que je me permettrai d’appeler les campagnes laborieuses, par opposition à celles qui donnèrent aux Grecs la possession de la Syrie et de l’Asie-Mineure, entreprise, — nous essaierons de le démontrer, — relativement facile. S’il n’avait, en effet, d’autres titres de gloire que d’avoir dissipé les armées de Darius, ces armées dont nous avons tenu à montrer la vaine magnificence, Alexandre ne mériterait peut-être pas d’occuper dans l’histoire un rang beaucoup plus élevé que celui qui reste assigné par la conquête du Mexique à Fernand Cortez. Le héros espagnol, sans s’être ménagé de retraite, alla droit au cœur d’un vaste empire ; il plongea d’un seul bond dans l’inconnu ; le vainqueur du Granique et d’Issus n’eut qu’à suivre une voie toute tracée. Xénophon avait dit aux Grecs : « Vous n’êtes pauvres que parce. que vous le voulez bien, car il vous suffit de passer en Asie pour devenir riches. La Perse appartient d’avance à qui aura le courage de l’attaquer. » Cléarque et Xénophon ont été les fourriers d’Alexandre. Jamais journal de marche ne fut mieux tenu que l’Anabase, plus exact, plus minutieux, plus précis, plus attentif à