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Pourquoi faut-il qu’à la joie de retrouver encore aux premiers rangs ces vaillans compagnons des anciennes luttes se mêle le triste souvenir de la mort prématurée d’un autre champion, non pas le moins résolu, mais le plus jeune d’eux tous, dont les œuvres complètes récemment publiées et la correspondance intime mise aujourd’hui sous mes yeux attestent qu’il aurait tenu à honneur de protester, lui aussi, contre les procédés autoritaires mis au service des doctrines républicaines ? Parmi les causes auxquelles il imputait l’avortement des grandes espérances conçues en 1789, Lanfrey a constamment signalé comme la plus funeste « la scission à jamais déplorable qui s’établit au cours de la révolution française entre les idées libérales et les idées démocratiques, scission, ajoutait-il, que nous avons vue depuis renaître, et toujours pour ramener les mêmes désastres[1]. » Signaler un danger, c’était, de la part de l’auteur des Lettres d’Éverard, s’engager par avance à y faire face. Non-seulement le courage civil ne lui coûtait guère, parce qu’il lui était parfaitement naturel, mais d’un autre que lui on aurait presque pu dire qu’il en faisait montre et profession. Volontiers, il marchait à l’écart, et de préférence il donnait pour expliquer ses déterminations des motifs au-dessus de la portée du vulgaire. N’est-ce pas lui qui a dit un peu cruellement, à propos de M. Daunou : « qu’en politique, l’honneur est un admirable supplément à la vertu, parce qu’il a de plus qu’elle la susceptibilité[2], » lui encore, qui parmi les hommes de la génération précédente louait surtout Tocqueville et Carrel de n’avoir montré aucune faiblesse pour les exigences de leur parti ; et les considérations suivantes que je trouve dans l’un de ses premiers ouvrages ne semblent-elles pas adressées à ceux qui ont pris aujourd’hui la charge des destinées de la troisième république ? « Si pures que soient les intentions, si grande et si légitime que soit la cause que l’on veut faire triompher, on paie toujours bien cher l’alliance des multitudes, lorsque, faute de prévoyance, on les déchaîne sans être sûr d’avoir la force de les dompter ; car le remède est alors pire que le mal. Parce qu’elles suivent docilement, on se flatte de les mener ; — erreur. Encore un pas, et ce sont elles qui vous traînent à leur suite. Elles ne font que suivre leurs propres chimères. En acceptant ce rôle enivrant et fatal de rois de la multitude, vous vous donnez à elle sans retour. Il faut marcher, victimes par les d’une pourpre dérisoire, dans toutes les voies où vous pousseront ses passions aveugles et perverses. A quoi bon regarder en arrière ? Ne sentez-vous pas le poids des mille regards qui vous épient ? Si vous hésitez, on vous dénonce ; si vous vous

  1. Conclusion de l’Essai sur la révolution française.
  2. Études politiques.