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II

Je n’ai pas l’habitude de m’inscrire en faux contre les jugemens de Napoléon ; je ne puis cependant partager son avis au sujet d’Alexandre. Il pourrait me venir à l’idée de comparer Alexandre à Richard Cœur-de-Lion, à François Ier, à Gustave-Adolphe, à Charles XII. « Libres de vivre en paix, sans honte et sans dommage, » tous ces grands hommes ont aimé la guerre pour la guerre ; ils en ont recherché les émotions avec l’avidité que d’autres auraient apportée à la poursuite du plaisir. Je ne défends pas Alexandre d’avoir obéi à cette frénésie guerrière ; je ne saurais admettre, malgré tout mon respect pour l’opinion de l’illustre prisonnier de Sainte-Hélène, que ce héros charmant « ait débuté avec l’âme de Trajan pour finir avec le cœur de Néron et les mœurs d’Héliogabale. » Alexandre, pour moi, n’est que le successeur et l’émule d’Achille. Le fils de Philippe sera certainement, à ses heures, législateur, conquérant, fondateur de villes ; il ne mettra en réalité son orgueil qu’à devenir l’égal des héros d’Homère. La gloire n’a jamais revêtu à ses yeux d’autres traits. L’Achille de l’épopée, c’est l’Alexandre de l’histoire. Ce vainqueur qui vient de coucher le génie grec dans sa tombe l’en relève soudain pour le personnifier dans toute sa grâce et dans toute sa splendeur.

Achille a combattu le Scamandre ; Alexandre mettra au rang de ses victoires l’honneur d’avoir pu lutter contre l’Indus, et pourtant Alexandre, pas plus que le fils de Thétis, ne sait nager. Achille avait Patrocle, Alexandre aura Éphestion. Achille apprit du centaure Chiron à cueillir les simples pour cicatriser les blessures ; Alexandre apprendra d’Aristote le secret de rendre la santé aux malades. Il distribuera de sa propre main des remèdes à ses amis. Mettre le médecin Glaucus en croix pour le punir d’avoir laissé manger à Éphestion tremblant de la fièvre une volaille rôtie arrosée d’une grande coupe de vin frais est, je ne le contesterai pas, un acte cruel ; l’indignation a cependant ici son excuse, quand on songe quelle chose rare fut de tout temps un véritable ami, surtout pour l’homme qui a ceint le diadème. Achille n’eût pas mieux traité Machaon si Machaon, par son ignorance, lui eût ravi Patrocle. Il est bien facile d’être doux et vertueux quand on a, comme saint Louis, sucé le lait de l’Évangile ; Alexandre n’a connu d’autre règle morale que l’Iliade. Ce que l’Iliade célèbre, le fils d’Olympias, autant qu’il est en lui, l’accomplit.

Tout s’est réuni pour disposer l’héritier de Philippe à la violence : une mère impérieuse et imprudemment humiliée ; un père qui,