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littéraire. Elles ont une valeur historique : c’est assez. S’inquiète-t-on de la valeur littéraire d’un document historique ? Non plus en vérité qu’on ne se soucie du style d’un acte notarié. On n’ira donc pas chercher dans le Chansonnier du XVIIIe siècle des modèles de l’art d’écrire purement ou de plaisanter avec aisance, mais n’y trouvera-t-on pas mieux que cela, si l’on y trouve un commentaire perpétuel de l’histoire officielle, une illustration populaire, pour ainsi dire, — d’autant plus instructive qu’elle sera plus libre, et même licencieuse, — des récits d’apparat et de l’historiographie brevetée ? « Un des grands agrémens de ce monde, dit quelque part Voltaire, est que chacun puisse avoir son sentiment sans altérer l’union fraternelle. » Notre sentiment est que sur la valeur, même historique, de ces inédits dont on encombre annuellement la librairie contemporaine, on se méprend étrangement. Tant de publications dont on nous accable, bien loin de rendre service à l’histoire, elles lui nuisent, et elles nous facilitent si peu la connaissance du passé qu’au contraire elles l’embrouillent : ce qu’il est aisé de démontrer à l’occasion et par le moyen de ce Chansonnier.

Et d’abord on ne connaît pas les auteurs de ces Chansons. Qui sont-ils ? dans quel monde ont-ils vécu ? sont-ce des courtisans ? sont-ce des gens de lettres ? sont-ce peut-être uniquement des spéculateurs en scandale, comme il s’en est rencontré de tous temps, et des maîtres chanteurs ? vous entendez assez dans quel sens nous prenons le mot, Le fait est qu’on l’ignore.

Celui qui a fait la chanson
N’oserait dire son nom
Car il aurait les étrivières.


ou bien :

L’auteur de ce vaudeville
Ne dira pas ce qu’il est
Par la raison qu’il se plaît
A voir de loin la Bastille.


J’approuve leur prudence ; mais il suit de là qu’il devient impossible de contrôler l’authenticité des renseignemens et la sûreté des informations qu’ils nous donnent ou qu’ils sont censés nous donner. Un papier sans signature est de l’espèce de la lettre anonyme : mensonge, quand ce n’est pas infamie. Ut contemptissimus quisque, ita solutissimæ linguæ est. Et quel avantage trouve-t-on à jeter ainsi dans la circulation de l’histoire un fatras de documens suspects, si ce n’est de mettre à la merci d’un coquin du temps jadis la réputation des personnes, l’honneur des familles, et j’ajoute la dignité de l’histoire ? On affecte aujourd’hui de l’oublier : il n’en est pas moins vrai qu’il y a des