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faut comprendre qu’il ne s’agit point, dans la pensée d’Auguste Comte, des états de la nature humaine tout entière, mais seulement des états de l’esprit, dans le sens propre du mot. C’est ce que nous fait voir M. Littré, quand il distingue, non pas trois états, mais au moins quatre, auxquels peuvent se ramener toutes les grandes œuvres de l’humanité. Enfin, à vrai dire, jamais la sentence de l’école positiviste contre la théologie n’a été absolue. Comme elle distingue, dans le domaine de la pensée, l’ordre des connaissances positives, et l’ordre des croyances proprement dites, dont ses adeptes les plus intelligens ne méconnaissent ni le besoin individuel ni l’intérêt social, elle ne croit nullement être infidèle à son principe en laissant à l’âme humaine les espérances qui lui sont chères. C’est ce qui explique comment en certains pays, notamment en Angleterre et en Amérique, il se rencontre des théologiens positivistes. Ce phénomène ne se voit point en France, où l’impitoyable logique de notre génie national ne supporte guère de telles anomalies. Au fond pourtant, le positivisme français fait bien plutôt la guerre à la métaphysique qu’à la théologie. A celle-ci, il accorde un rôle social dont il ne mesure pas la durée. A celle-là il ne laisse ni trêve ni merci ; il en poursuit l’extermination absolue du domaine de la pensée, où elle est devenue inutile, nuisible même à toute religion aussi bien qu’à toute science. Quand donc la critique oppose à la loi des trois états l’enseignement de l’histoire qui montre telle ou telle religion succédant à telle ou telle métaphysique, le christianisme, par exemple, apparaissant tout à coup au sein de la philosophie grecque qu’il remplace même chez les classes éclairées du monde gréco-romain, l’école positiviste a le droit de lui répondre que ce phénomène ne contredit point sa loi. La chose, au contraire, lui semble fort simple, la théologie expulsée du domaine de l’esprit trouvant toujours un refuge dans un coin de la nature humaine.

C’est donc à la formule des trois états intellectuels qu’il faut s’en tenir. En voici, selon nous, le sens et la portée. On avait déjà dit avant Auguste Comte que la religion et la philosophie sont les deux momens de la vie intellectuelle chez les peuples comme chez les individus. On avait ajouté que la philosophie remplace, dans l’esprit humain, la religion en lui succédant, et que ces deux momens de la pensée s’excluent absolument. Le positivisme, en substituant à cette formule connue celle des trois états, entend bien que ces états s’excluent, que le troisième remplace le second, comme le second remplace le premier, dans l’esprit humain représenté soit par des sociétés, soit par des écoles, soit par des individus. Il étend à la métaphysique la loi que Jouffroy appliquait à la religion,