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défendant contre les réclamations de celui-ci avec ses armes philosophiques : « Tu ne m’as pas demandé hier cette somme ? — Celui qui l’a demandée n’est plus. — Quoi ! n’est-ce pas toi-même qui l’as reçue ? — Je n’existais pas. » De même dans Molière : « Mais en l’épousant, je crains… — La chose est faisable. — Qu’en pensez-vous ? — Il n’y a pas d’impossibilité. — Mais que feriez-vous, si vous étiez à ma place ? — Je ne sais. » Et rien n’empêche de croire que le créancier recourait aussi à l’argument décisif du bâton et réveillait ainsi chez le débiteur le sentiment de son identité. C’est peut-être à cela qu’aboutissait dans une comédie perdue l’exposition qui remplit le plus important des fragmens philosophiques d’Épicharme, celui où est marquée l’empreinte de la doctrine d’Héraclite. On peut encore, pour donner plus de piquant à la scène, supposer que c’est le créancier qui est partisan de la doctrine du devenir, et que le débiteur se moque de lui en répondant par les propositions qu’il lui emprunte. Le défaut de cette restitution, quelque esprit qu’on y puisse mettre, c’est de ne reposer sur aucune base solide, car dans le passage de Plutarque bien interprété, ces exemples de l’invité et du débiteur sont attribués, non à Épicharme lui-même, mais aux sophistes qui ont tourné à leur manière son argument.

Cependant il y a deux raisons de penser que la plupart des fragmens philosophiques ont été extraits de comédies. Parmi les cinq les plus étendus où ce caractère semble le plus marqué, trois au moins ne peuvent guère avoir une autre origine : ils sont sous forme de dialogue. Deux font parler successivement les interlocuteurs, et dans le troisième, le personnage qui parle seul en interpelle un second, Eumée, auquel il communique ses observations sur l’instinct des animaux. Ce nom d’Eumée a même fait penser que ces vers pouvaient être tirés de la pièce intitulée Ulysse naufragé. Ensuite les mètres employés par le poète amènent à la même conclusion : c’est ou le trimètre ïambique, qui de la poésie satirique est passé au drame, dont il est l’instrument ordinaire, ou bien le tétramètre trochaïque, qui ne convient pas mieux à une exposition philosophique. Ajoutons que l’emploi de ces deux vers dans une même œuvre, très fréquent dans le drame, serait sans exemple dans un poème didactique. Cette raison tirée des mètres est décisive. Elle tranche aussi la question pour des vers qui offrent un intérêt particulier parce qu’on y a cru saisir l’accent personnel du poète philosophe ; ce sont des tétramètres trochaïques :

« Ce que je pense, car telle est ma pensée, ce que je sais bien, c’est qu’il restera plus tard un souvenir de ces choses que je dis.