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il importe de les distinguer : on pouvait s’occuper des premières sans être engagé dans les secondes. Un poète dramatique ne se partage guère entre son art et un ascétisme exigeant, et l’on a peine à se figurer Épicharme enchaîné par l’observation des règles minutieuses de la sagesse pythagoricienne et possédé en même temps de ce goût pour les farces mégariennes dont il doit tirer la comédie. D’ailleurs, et ceci a presque la valeur d’un argument positif, les fragmens de ses œuvres ne nous montrent pas en lui un pythagoricien pur, un disciple astreint à la reproduction fidèle et exclusive de la doctrine sacrée. La seule chose certaine, c’est que son esprit, curieux et actif, ouvert aux pensées graves comme aux vives impressions de la vie réelle, fut attiré par les spéculations de la philosophie contemporaine et qu’il subit surtout l’influence des pythagoriciens.

Ainsi, si l’on ne peut admettre absolument, comme Platon semble le faire dans un jeu de discussion, qu’il ait été un adepte de la doctrine du devenir et fait du changement et de l’écoulement le principe de toute chose, du moins avons-nous la preuve que certains points du système d’Héraclite lui étaient familiers. Dans un dialogue qui mettait en présence les opinions de ce philosophe et, suivant M. Zeller, celles des éléatiques ou simplement, comme cela paraît plus vraisemblable[1], les croyances vulgaires, les dieux, tels que les conçoit la pensée philosophique, éternels, ne souffrant ni diminution, ni accroissement, ni changement d’aucune sorte, sont opposés au monde, toujours mobile, surtout aux hommes, dont l’existence est insaisissable au milieu des renouvellemens perpétuels qu’ils subissent :

« Tous sont dans le changement à tous les instans de la durée… Toi et moi, nous sommes autres aujourd’hui que nous n’étions hier ; nous serons autres encore, et jamais nous ne resterons les mêmes. »

C’est bien là un écho de la proposition célèbre : « Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves ; nous sommes et nous ne sommes pas. »

Épicharme avait même inventé une forme d’argument, l’argument de l’accroissement, qui se rapportait à cet ordre d’idées, et qui, adopté par Chrysippe et les stoïciens, était resté dans les écoles. En quoi consistait cet argument ? C’est ce qu’il n’est pas facile de déterminer, malgré quelques indications de Plutarque. Le point particulier sur lequel il portait, c’est que cet écoulement perpétuel

  1. C’est l’interprétation donnée par M. Lorenz dans son livre sur la Vie et les Écrits d’Épicharme.