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les autres pays de l’Europe sont d’année en année mieux informés des nombreux et manifestes défauts de l’organisation de la Turquie… » Au fond, c’est toujours vrai, quoique le monde ait plusieurs fois changé de face autour de l’empire ottoman depuis cinquante ans.

Ces « nombreux et manifestes défauts de la Turquie » dont parlait lord Palmerston n’ont fait que s’aggraver ou s’accuser sans doute ; ils se sont aggravés par la faute des Turcs, c’est bien certain, et un peu aussi, on en conviendra, par l’intervention du « charitable voisin, » par cette perpétuelle action étrangère qui, sous prétexte de protection, crée depuis longtemps à l’empire turc une véritable impossibilité de vivre. Comment veut-on qu’il tienne à ce régime ? On lui répète à tout instant, sous toutes les formes, qu’il est « malade, » qu’il est absolument perdu, condamné, et on lui reproche de ne point avoir toute la puissance de la santé ; on se hâte de signaler ses misères pour les envenimer bien plus que pour les guérir. On lui propose des réformes dont l’exécution serait toujours difficile, même dans de meilleures conditions, et on commence par ne lui laisser ni la liberté ni le temps de les réaliser. On fomente contre lui les révoltes de ses populations, de ses provinces, les agressions de ses voisins, et s’il dompte une insurrection, s’il repousse une attaque, on se hâte d’accourir à l’aide des insurgés ou des vaincus contre celui qui n’a fait que se défendre. Le jour où la Serbie excitée au combat essuie une défaite qu’elle a provoquée et n’a plus qu’à se soumettre, la Russie entre en guerre contre l’empire. Le jour où la Russie semble aller trop loin, les pacificateurs, les protecteurs, arrivent, non pas précisément pour préserver le vaincu, mais pour régler le partage des dépouilles. L’Autriche entre dans la Bosnie et l’Herzégovine pour rétablir l’équilibre. L’Angleterre prend Chypre et se crée une façon de protectorat dans l’Asie-Mineure. La Grèce, à son tour, suivant l’exemple de ceux qui ont leur part de butin sans avoir fait la guerre, la Grèce a ses ambitions de territoire qu’on s’empresse de satisfaire en lui promettant, sous la forme d’une rectification de frontières, Larissa, Janina, la vallée du Pénée. La curée est complète, et si la Porte se plaint, si elle résiste, on se met à la morigéner ; on lui déclare qu’elle n’entend pas ses intérêts, qu’elle méconnaît les services qu’on lui a rendus en substituant le traité de Berlin au traité de San-Stefano, qu’elle a tout à gagner en perdant des territoires, en se concentrant autour de Constantinople ! si elle insiste, si elle refuse de se rendre à discrétion, comme on le voit aujourd’hui, on la menace de démonstrations navales, on l’accuse de mettre sans cesse en péril la paix du monde ! Franchement, connaît-on un empire, fût-il plus fortement constitué, qui eût résisté mieux que l’empire turc à cet étrange système pratiqué depuis longtemps ? Et qu’on y prenne bien garde ; il ne s’agit pas ici de pallier les faiblesses, les défauts, les corruptions des Turcs : il s’agit du droit d’un état indépendant dont la disparition plus ou moins