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Germaine Necker n’avait guère plus de treize ans lorsque sa mère lui conseillait ainsi « de faire sa cour à cette bonne raison qui sert à tout et ne nuit à rien. » À cet âge, sa santé subit une grave atteinte. Elle tomba dans un état de faiblesse qui alternait avec les périodes de surexcitation nerveuse. Ses parens s’inquiétèrent et appelèrent Tronchin, le médecin de Voltaire, des femmes à la mode et des gens d’esprit. Tronchin ordonna un changement de vie absolue ; plus de travail ; plus de conversation ; le repos d’esprit, la liberté la plus complète et le séjour de la campagne. On fut obligé de conduire la jeune fille à Saint-Ouen, où on la laissa seule avec son amie, Mlle Huber, tandis que ses parens étaient retenus à Paris à l’hôtel du contrôle général. Dans cette retraite solitaire, et loin de toute surveillance, elle put en toute liberté se livrer à ses goûts. « Elle parcourait, dit Mme Necker de Saussure, dans ses notices, les bosquets de Saint-Ouen avec son amie, et les deux jeunes filles vêtues en nymphes ou en muses déclamaient des vers, composaient des poèmes, des drames de toute espèce, qu’elles représentaient aussitôt. »

Ce trouble apporté dans ses plans d’éducation fut un coup sensible pour Mme Necker. Elle crut toute sa vie que sa fille avait singulièrement perdu à cette interruption prématurée des leçons qu’elle lui donnait, et comme Mme Necker de Saussure lui faisait compliment quelques années après de la prodigieuse distinction qu’on devinait déjà chez sa fille, elle lui fit cette réponse singulière : « Ce n’est rien, absolument rien, à côté de ce que je voulais en faire. » Mais ce mécompte imaginaire fut peu de chose auprès du chagrin plus réel qu’elle ressentit en constatant bientôt que sa fille échappait de plus en plus à son influence et à son autorité. Comme un jeune cheval en liberté qui n’obéit plus à la main et qui ne connaît plus la voix du maître, l’enfant se livrait à des ardeurs d’imagination, à des vivacités d’esprit, à des saillies de caractère qui déconcertaient et désolaient sa mère, tandis que l’indulgence de M. Necker l’encourageait au contraire dans cette sourde révolte. De cette période paraît dater en effet l’intimité du père et de la fille. Jusque-là, les relations de M. Necker avec la petite Germaine n’avaient guère dépassé la mesure de celles qu’un homme absorbé dans des préoccupations de toute nature peut entretenir avec une enfant dont la journée est en grande partie prise par des leçons. Mais lorsque, durant ces brillantes et difficiles années de son premier ministère, M. Necker harassé de fatigues, accablé de soucis, trouvait le soir à son foyer une enfant, presque une jeune fille, qui déployait pour lui procurer un instant de distraction les dons merveilleux de son esprit ; le sentiment de l’amour et de l’orgueil paternel ne pouvaient manquer de se développer dans son