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nature ont non pas détruit, mais passagèrement altéré pour elle les deux plus grands bonheurs qu’il puisse être donné à une femme de connaître : goûter dans le mariage tous les transports de l’amour et voir les premiers rayons de la gloire se jouer sur le front de son enfant.

L’attachement idolâtre que Mme Necker portait à son mari n’a jamais cherché le mystère. Dans un temps où le lien conjugal n’était pas fort en honneur, elle a prodigué les marques de cette idolâtrie, et les témoignages de son enthousiasme qui nous paraissent aujourd’hui un peu excessifs n’ont jamais de son vivant fait venir le sourire aux lèvres, tant ils étaient conformes à l’opinion commune. Mais ces témoignages auxquels Mme Necker aimait à donner (comme dans le portrait de son mari qui circulait déjà de son vivant et qui a été publié après sa mort) une forme trop littéraire sont à mes yeux moins touchans que ceux rassemblés, il y a déjà près d’un siècle, par M. Necker dans une enveloppe sur laquelle il avait écrit ce simple mot : Wife. Si grande que fût l’amertume de la douleur entretenue par ces souvenirs, on comprend que M. Necker, après la mort de sa femme, trouvât un triste plaisir à relire cette lettre que Suzanne Curchod lui adressait peu de jours avant leur mariage, lettre où cette âme ardente s’abandonnait à la joie de se sentir, pour la première fois, aimée comme elle le méritait :


Oh ! mon Jacques, mon cher Jacques, ne me demandes jamais l’expression de mes sentimens ; laisses moi jouir de mon bonheur sans y réfléchir. En le contemplant, je crains qu’il ne s’échappe, et je ne puis penser aux douceurs de ma vie sans prévoir l’instant qui doit la finir. Le trouble de mon cœur et les images funèbres qui l’agitent devroient m’empêcher de te satisfaire. Songes au moins à l’engagement que tu vas contracter. Te crains de te rendre le plus ingrat de tous les hommes. Ah ! si tu n’es pas le plus tendre, arrêtes ; détournes les yeux et déchires cette lettre, elle te rendroit trop coupable. Oui, mon ami, tu es la chaîne qui m’unit à l’univers. L’instant où tu cesserois de m’aimer me rendroit étrangère à toute la nature. J’aurois vu tomber la barrière entre moi et la vie, barrière plus insurmontable que la mort même. Considère en effet quelles sont mes jouissances. N’est-ce pas le charme de ton amour qui embellit tout à mes yeux ? Je trouve dans les douceurs de l’amitié une foible image de notre union, dans l’éclat de la fortune le soin que tu pris pour l’acquérir, dans les séductions de l’amour-propre l’assurance de te plaire davantage ; dans les travaux de l’esprit l’espoir de fasciner ta vue et d’employer le temps à reparer les pertes qu’il me causera. Quand je m’endors, je me dis : il m’aime, et c’est dans cette douce sécurité que le sommeil s’empare de mes sens. Si je m’éveille, mon premier élancement est vers le ciel, mais mon âme se confond