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en disant : « Il n’y a pas eu de conspiration ; » il demandait aux juges de descendre dans leurs cœurs et d’écouter la voix qui leur crierait : « Ces hommes n’ont rêvé qu’au bonheur de leurs semblables. » La haute cour ne fut pas de cet avis. Babeuf et Darthé furent condamnés à mort ; Buonarotti, Germain et cinq autres furent condamnés à la déportation. Le reste fut acquitté.

L’auteur bien informé de la Vie de Babeuf, M. Ed. Fleury, a eu l’idée ingénieuse de terminer son livre, comme les auteurs de romans, en nous apprenant ce que sont devenus les principaux personnages qui avaient été mêlés à cette tragique histoire. L’un d’entre eux, Potofeux, acquitté par la haute cour, se retira à Laon, où il termina sa vie assez longue, comme avocat, « trouvant des cliens, dit un biographe, jusque dans les familles qu’il avait autrefois proscrites. » Germain, l’un des membres du directoire secret, vécut jusqu’en 1835, en cultivant ses champs, sans souci de la loi agraire. Drouet, le maître de poste, condamné à mort comme contumace, devint sous l’empire sous-préfet et chevalier de la Légion d’honneur. Antonelle, le juré qui avait fait condamner Marie-Antoinette, reparut en 1815, marquis et royaliste. Grisel, le dénonciateur, qui avait continué à servir dans l’armée française sans faire grande fortune, fut tué en duel en Espagne par Emile Babeuf, le fils de la victime. Quant aux fils de Babeuf, ils eurent eux-mêmes une assez triste destinée, dont la fin ne fut pas sans honneur au moins pour deux d’entre eux. Le plus jeune, Caïus-Gracchus, fut tué en 1814, lors de l’invasion, par une balle ennemie. Le second, en 1815, lors de la seconde entrée des Prussiens à Paris, se précipita du haut de la colonne Vendôme. L’aîné, Emile, celui qui tua Grisel, se fit homme de lettres, puis libraire, puis il fit faillite et alla mourir inconnu en Amérique. Le plus célèbre et le seul distingué parmi les conspirateurs, Buonarotti, après avoir longtemps vécu en Suisse et en Belgique, revint en France en 1830 : « C’était, dit M. Ed. Fleury, un petit vieillard presque aveugle, dont les cheveux et la barbe blanche encadraient durement les traits hautains, un masque sévère, un grand front qui portait l’empreinte d’une volonté de fer. » Buonarotti vécut jusqu’en 1837. Il a vu la naissance du nouveau socialisme ; il a pu être en rapport avec les jeunes révolutionnaires, et il a servi de lien entre le communisme babouviste et le communisme contemporain. Par lui, le complot de Babeuf a cessé d’être un épisode fortuit et sans conséquence. Il en a raconté l’histoire ; il en a fait l’apologie ; il en a conservé et transmis la tradition. La plupart des anarchistes contemporains ne sont que les disciples du babouvisme, et le nihilisme lui-même, malgré ses prétentions à l’originalité, n’en est qu’un rameau détaché.


PAUL JANET.