Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/548

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III

Vers 1830, au moment où se fondait l’Institut de correspondance archéologique, le temps semblait donc venu de dresser l’inventaire des faits acquis et de les répartir en groupes, de fixer les frontières de la science et d’en délimiter les provinces ; mais, en raison de l’étendue et de la diversité des recherches qu’il s’agissait de résumer, l’entreprise était déjà bien plus difficile qu’au temps de Winckelmann. Pour conduire à bien cette synthèse, il fallait un esprit de haute portée, servi par une vaste lecture et par une mémoire puissante, que la philosophie eût rendu capable de s’élever aux idées générales et à qui la philologie eût donné la passion du détail exact ; il fallait un savant chez qui le pénible labeur du cabinet n’eût pas étouffé le goût, un érudit doublé d’un artiste. Tout ne s’apprend pas dans les livres. Voulez-vous parler d’art avec quelque compétence, commencez par étudier de près les œuvres de la plastique, entretenez avec elles un commerce intime et familier, cultivez en vous-même le sentiment de la forme et l’amour du beau ! Sans cette éducation des yeux, fruit d’une longue pratique, comment saisir ces nuances légères qui distinguent les styles et les écoles ?

Dans la première moitié du siècle, un homme s’est rencontré qui semblait désigné pour cette tâche difficile par un rare ensemble de mérites, par des aptitudes et des dons qui ne se trouvent pas souvent réunis chez une même personne. Nous voulons parler de cet Ottfried Muller que l’on a appelé, sans rien exagérer, « un érudit de génie[1]. » Elève de Niebuhr et de Boeckh, nul, parmi ses contemporains, n’a fait un effort aussi puissant pour embrasser, dans ses vastes recherches, l’antiquité tout entière, pour se la représenter et la faire revivre sous ses aspects les plus variés. Philologue, il trouve un vif attrait aux analyses les plus minutieuses de la science qui pèse les mots et les syllabes, qui compare les leçons des manuscrits. Poète lui-même dans ses heures de loisir, il jouit avec délices du charme des lettres anciennes et modernes. Jeune homme, il étudie avec passion les antiques du musée de Dresde et la galerie de plâtres que possède l’université de Gœttingue ; dans la dernière année de sa vie, son voyage d’Italie et de Sicile le transporte ; il est comme enivré de cette Athènes qu’il ne fit

  1. Léo Joubert, Essais de critique et d’histoire. Nous ne saurions trop regretter que la politique ait pris aux lettres et ne leur ait pas rendu ce critique si judicieux, très instruit des choses de l’étranger.