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elle-même eût-elle l’air de se résigner, évitât-elle de rompre ouvertement avec la diplomatie de l’Occident, toutes les difficultés ne seraient pas vaincues. L’Europe a devant les yeux depuis plus d’un an ce qui s’est passé sur la frontière du Monténégro. Les territoires dont la cession avait été décidée sont devenus un champ de bataille. Les Albanais de ces districts, plutôt que de passer sous la domination du Monténégro, se sont défendus par les armes et ont formé plus ou moins spontanément une ligue insurrectionnelle assez redoutable pour qu’il ne soit pas facile d’en finir avec elle. Les mêmes mouvemens, les mêmes résistances, les mêmes conflits peuvent se produire sur la frontière de l’Épire. La guerre qu’on a cru éteindre d’un côté peut se rallumer sur un autre point ; elle n’aura peut-être pas de peine à éclater avec les inimitiés qui rognent entre les Turcs et les Grecs, avec les préparatifs militaires qui paraissent se multiplier dans les deux camps.

La Porte, observera-t-on, aurait tort de résister ou d’encourager sous main les résistances locales, comme elle a eu tort depuis deux ans de n’opposer à tout que son fanatisme ou son inertie, de ne pas seconder l’Europe dans ses vues pacificatrices. Elle agirait plus sagement, dans son propre intérêt, en se soumettant sans rien dire aux amputations nécessaires qu’on lui impose, en se prêtant aux desseins des puissances. qui l’ont déjà protégée, qui l’ont préservée de plus grands désastres. Assurément le traité de Berlin, tel qu’il a été fait, est moins meurtrier pour l’empire ottoman que ne l’eût été le traité de San-Stefano. Les Turcs auraient intérêt à s’en souvenir et à s’assurer les derniers avantages de la lourde paix qu’ils ont subie. La Porte, qui se sent resserrée et menacée de toutes parts, la Porte cependant peut avoir ses révoltes d’orgueil national ou musulman, et si elle refuse de céder, que fera-t-on ? Tient-on en réserve des moyens d’exécution qui ne soient pas un danger de plus ? L’Europe s’est montrée unanime dans les décisions qu’elle a adoptées à Berlin ; montrerait-elle la même unanimité le jour où elle serait obligée de passer à l’action, au risque de rouvrir aussitôt dans toute sa gravité la question d’Orient ? Toutes les politiques se retrouveraient ici évidemment en présence. La Russie, qui, après avoir été assez froide pour la conférence de Berlin, paraît avoir plaidé plus vivement que toutes les autres puissances pour l’extension des frontières grecques, la Russie aurait récemment offert, dit-on, de se faire la mandataire de l’Europe, l’exécutrice des volontés de la diplomatie ; mais l’Autriche, qui est si gravement engagée par sa politique en Orient, n’admettrait pas selon toute apparence cette intervention russe. L’Angleterre et la France ne seraient probablement pas plus favorables. À défaut de l’intervention d’Une seule puissance, voudrait-on combiner une action collective par une apparition concertée des forces de terre et de mer ? Ce serait peut-être précipiter la crise qu’on prétend toujours vouloir détourner. La France particulièrement ne pourrait sans péril se laisser conduire à cette