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Danube, l’empereur Alexandre tint à rassurer le cabinet de Saint-James, et l’ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, Lord Loftus, se rendit à Livadia. L’empereur lui dit : « Tout ce que l’on a raconté du testament de Pierre le Grand et des vues de Catherine II sont de purs fantômes. L’acquisition de Constantinople serait un malheur pour la Russie. Il n’en est pas question, et cette idée n’a jamais été non plus celle de mon père. » L’empereur alla jusqu’à donner sa parole d’honneur qu’il n’avait nulle envie d’acquérir Constantinople : « On attribue à la Russie, dit-il, l’intention de conquérir l’Inde et de prendre Constantinople. Y a-t-il rien de plus absurde ? La conquête de l’Inde est une impossibilité absolue et quant à l’acquisition de Constantinople, j’en donne l’assurance la plus formelle, je n’en ai ni l’intention ni le désir[1]. » C’est dans cette même conversation que l’empereur émit l’idée de l’occupation de la Bosnie par l’Autriche.

Je crois que O. K. a raison quand elle affirme que la Russie ne songe pas à aller actuellement à Constantinople. L’un des politiques les plus clairvoyans de la Russie, le général Fadéef, en a clairement indiqué les motifs. Les Russes ne peuvent occuper le Bosphore sans être maîtres du Bas-Danube. Or ni l’Autriche, ni même l’Allemagne ne permettront jamais que le Danube, die blaue Donau, passe aux mains des Slaves. La conquête de Constantinople n’est donc possible qu’à un vaste état panslave, qui se serait d’abord annexé toutes les provinces habitées par cette race jusqu’en Bohême, après avoir écrasé l’Autriche et l’Allemagne. C’est pourquoi le général Fadéef a pu dire que le chemin qui mène de Saint-Pétersbourg à Moscou passe, non-seulement par Vienne, mais par Berlin[2]. Mais de ces considérations si bien fondées et si décisives résulte-t-il que l’imagination russe, plus ardente que la nôtre, s’interdise de se

  1. Nous voyons dans la Vie du prince-consort, par M. Martin, qu’il y a vingt ans le prince Albert, dans une conversation avec l’empereur Napoléon III, esquissait de la façon suivante le plan de la Russie en Orient : « Je suis de votre avis, la Russie ne veut pas prendre Constantinople. Ce qu’elle veut, c’est tout simplement le démembrement de l’empire ottoman et la constitution d’un certain nombre de petits états qui formeront comme une sorte de confédération germanique, qu’elle gouvernera à son gré sans dépense et sans responsabilité. »
    Il faut dire cependant que la Russie, voulant à San Stefano constituer une grande Bulgarie, agissait au profit de ses cliens plus que dans l’intérêt de sa domination. Ni la Serbie, ni la Roumanie, ni la Bulgarie unifiée ne se laisseront diriger et encore moins englober par Saint-Pétersbourg.
  2. En rendant compte ici même du livre du général Fadéef, Aperçus sur la question d’Orient, 1869, j’ai montré combien la situation de la Russie s’était modifiée depuis 1870. (Voir La Politique nouvelle de la Russie, dans la Revue du 15 novembre 1871. ) Prendre Constantinople, avant 1870 la Russie ne l’a pas voulu ; aujourd’hui elle le voudrait qu’elle ne le pourrait plus.