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exclusivement du pillage des chrétiens. Rendez le pillage impossible ou au moins difficile, les Turcs émigreront et iront mourir ailleurs. Le pouvoir turc en Bulgarie et en Roumélie tombera ainsi de lui-même, sans conquête, comme cela s’est déjà virtuellement effectué en Serbie et dans les Principautés. » Nous voyons ici la raison profonde qui a réduit à rien toutes les promesses de réforme signées par la Porte. Le hatt-humayoun de 1856 accordait à l’égalité aux chrétiens ; mais l’égalité aurait enlevé aux Ottomans les moyens d’exister, puisque c’était uniquement l’inégalité qui les leur offrait. Si je vis d’un abus, vouloir que je le supprime, c’est exiger que je me suicide. Au suicide les Turcs préfèrent encore la consomption lente. Peut-on leur en vouloir ?

On objectait à Saint-Marc Girardin qu’après le traité de Paris de 1856, le sort des chrétiens en Turquie s’était amélioré. Connaissez-vous, répond-il, ce qui est arrive à M. d’Escayrac de Lauture en Chine ? Il était transporté sur une charrette hérissée de clous pointus. Il souffrait cruellement quand la voiture allait au galop ; quand elle faisait halte, il souffrait un peu moins. Tel est le genre de félicité dont les rayas jouissent dans ces momens de répit. Quel remède à un état de choses absolument intolérable et qui, évidemment, ne pouvait durer ? Saint-Marc Girardin n’en voyait qu’un : l’affranchissement des populations chrétiennes. « Heureuse, s’écrie-t-il, l’heure où la Turquie s’écroulera plus complètement encore et laissera place à tant de populations opprimées, mais fortes et actives, que le poids du cadavre turc écrase, à la honte de la civilisation, et où la France leur tendra une main secourable, entre les ambitions de la Russie et les susceptibilités de l’Angleterre ! » Mais, objecte-t-on, qui défendra votre Turquie nouvelle ? Il répond par un mot admirable de bon sens et de vérité : « Et qui donc défend votre Turquie qui se meurt ? Pourquoi l’Europe trouverait-elle plus difficile de garantir un berceau que de garantir un cercueil ? »

Au fond, Guizot et Thiers ont toujours voulu ce que préconise ici Saint-Marc Girardin. A propos des incidens de 1840, Guizot s’exprime ainsi dans ses Mémoires : « La politique française se préoccupait vivement en Orient des intérêts divers et du grand et lointain avenir. Nous restions fidèles à notre idée générale. Nous voulions à la fois conserver l’empire ottoman et prêter aide à la fondation des nouveaux états qui essaient de se fonder sur ses débris. » Ce passage, où l’on croit d’abord voir une contradiction, signifie évidemment que la France ne veut abandonner les provinces turques ni à la Russie, ni à l’Angleterre, mais qu’elle désire qu’elles s’affranchissent et qu’elles se gouvernent elles-mêmes. Elle entend conserver la maison, mais elle en change les