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Cet ouvrage, écrit sans aucun talent, comme tous ceux de Brissot[1], n’a d’autre mérite que l’ardeur brutale des principes et l’intempérance sans limites des conclusions. Veut-on savoir ce que c’est que la propriété ? le voici : « Tous les corps vivans ont le droit de se détruire les uns les autres : voilà ce qu’on appelle propriété. C’est la faculté de détruire un autre corps pour se conserver soi-même. » Quel est le titre de ce droit ? « C’est le besoin. » Ainsi entendue, la propriété est une loi universelle de la nature. Non-seulement les hommes, mais les animaux et les végétaux eux-mêmes sont propriétaires. Pour soutenir ce paradoxe, Brissot entre dans la métaphysique et se croit obligé de défendre la thèse de la sensibilité végétale. La propriété étant fondée sur le besoin, elle s’étend aussi loin que le besoin lui-même, et par conséquent elle s’étend à tout ; et le droit est réciproque : « L’homme a droit sur le bœuf, le bœuf sur l’herbe et l’herbe sur l’homme. C’est un combat de propriétés. » De là une question incidente : L’homme a-t-il le droit de se nourrir des végétaux ? A-t-il le droit de se nourrir d’animaux ? Enfin Brissot va jusqu’à poser cette question : L’homme a-t-il le droit de se nourrir de chair humaine ? Le droit à l’anthropophagie est sinon énoncé, au moins indiqué comme la conclusion de cette affreuse discussion. Bref, le droit de propriété est universel, non exclusif. C’est là « la vraie propriété, la propriété sacrée. » La possession ne fonde aucun droit. « Si le possesseur n’a aucun besoin et si j’en ai, voilà mon titre qui détruit la possession. » S’il y a besoin de part et d’autre, « c’est une affaire de statique ; » en d’autres termes, c’est le droit du plus fort. Ce droit primitif est universel et inaliénable. Car ou celui qui l’aliénerait aurait des besoins, ou il n’en aurait pas. S’il en a, il viole la loi de la nature en vendant son droit : s’il n’en a pas, que peut-il vendre n’ayant pas de besoins ? Rien ; car il n’est maître de rien. S’il en est ainsi, nul n’a jamais eu le droit de s’approprier quoi que ce soit à l’exclusion des autres. De là un renversement de toutes les idées reçues sur le vol et la propriété. Dans l’état naturel, « le voleur, c’est le riche. La propriété exclusive est un vol. » Au contraire, dans la ; société, on appelle voleur celui qui dérobe le riche : « Quel bouleversement d’idées ! » On voit par ces textes que le célèbre axiome de Proudhon ne lui appartient pas[2]. L’a-t-il emprunté à Brissot, en vertu du droit naturel que chacun a droit à tout, ou l’a-t-il trouvé une seconde fois ? Nous ne pouvons répondre à cette question. Mais la priorité de Brissot est incontestable. Il semble hésiter

  1. Un autre ouvrage de Brissot, intitulé la Vérité, est la pauvreté même.
  2. C’est, croyons-nous, M. Sudre, qui, dans son Histoire du communisme (1849), a le premier fait connaître le livre de Brissot et l’origine du mot de Proudhon. La Biographie universelle ne cite pas même l’ouvrage de Brissot dans sa partie bibliographique.