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et tendent à ce noble but par des moyens pacifiques. Les autres sont les plus dangereux des hommes, non dans leur but, mais dans « leurs moyens. » Pour ceux-ci, « des destructions terribles, de grandes ruines » paraissent nécessaires pour élever « le temple de la concorde et de l’harmonie. » Les illuminés d’Allemagne, dont Weissaupt était le chef[1], paraissent être ceux auxquels Fauchet lui-même fait allusion dans ce passage. Quant à lui-même, il était évidemment au nombre des pacifiques et des modérés. Il proteste contre l’accusation de « loi agraire » qui était portée contre lui[2]. Il dit que « les lois de partage sont toujours portées à l’excès, » qu’il n’y en a jamais eu qui n’aient violé la nature et le droit ; qu’il ne faut pas tenter d’établir l’ordre social « par le bouleversement des propriétés. » Il va jusqu’à appeler ces sortes de lois « un brigandage législatif. » En un mot, « les lois de réparation » ne peuvent s’établir qu’avec de grandes mesures et « des progressions attentives. » Malgré toutes ces réserves, Fauchet n’en indique pas moins clairement quel doit être le but des lois civiles. C’est dit-il, « d’assurer le domaine d’existence à tous les membres de la société. » Il croyait trouver dans la déclaration des droits des États-Unis d’Amérique ce que nous avons appelé depuis « le droit au travail. » Son principe est « qu’il faut que tout le monde vive, que tous aient quelque chose, sans que personne ait rien de trop : » maxime empruntée à Jean-Jacques et dont Babeuf fit plus tard la base de sa doctrine. Pour arrivera l’exécution d’un plan aussi vague, Fauchet indiquait non moins vaguement comme moyens les lois de succession et de mariage, et se croyant suffisamment justifié contre les accusations de loi agraire par les précautions précédentes : « Voilà, disait-il, comme je suis un incendiaire ! voilà comme je menace la propriété ! » Mais en même temps il ajoutait ces paroles fort peu pacifiques : « Quel est le scélérat qui voudrait voir continuer un régime infernal, où l’on compte par millions les misérables et par douzaines les insolens qui n’ont rien fait pour avoir tout[3] ? » Ainsi se combattaient, dans cette imagination désordonnée, les vagues et violentes revendications avec la modération d’une âme douce et généreuse.

Le socialisme, dans l’abbé Fauchet, peut encore s’appeler un socialisme chrétien. Cependant le caractère panthéistique

  1. Anacharsis Clootz lui-même se défiait alors des illuminés d’Allemagne, car Fauchet lui écrit (10 octobre 1790) : « J’ai autant d’éloignement que vous pouvez en avoir pour les illuminés d’Allemagne, de Prusse ou d’ailleurs ; mais je suis convaincu qu’ils dénaturent la maçonnerie. »
  2. Il avait été dénoncé au comité de recherches comme demandant la loi agraire.
  3. Il ne faut pas oublier, pour être juste, que ces sortes de déclamations étaient alors de tous les partis. L’abbé Maury, l’orateur du côté droit, parlant des créanciers de l’état, les appelait « des sangsues qui dévorent le sang du peuple. »