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force parfois brutale, toujours menaçante. La révolution sévit dans les autres contrées de l’Europe, en Italie, en Espagne, en France, en Belgique. L’Irlande paraît être chaque jour à la veille de s’insurger ; la misère est au comble. L’horizon politique est toujours embrumé, aussi bien au-dessus des Iles Britanniques que dans les pays voisins. C’est au milieu de cette atmosphère troublée que s’accomplissent paisiblement, sauf des émeutes qui n’ont jamais qu’un caractère local, des réformes qui donnent à la nation les libertés religieuse, commerciale, politique, qui adoucissent le code pénal, qui transforment son régime financier.

Est-ce donc à la sagesse des hommes que ces résultats doivent être attribués ? Personne ne le voudra croire. Dans les affaires de la politique étrangère, Castlereagh est resté jusqu’à son dernier jour fidèle à des doctrines que ses compatriotes réprouvaient ; Canning n’a pas eu, sa vie durant, la fermeté d’attitude qui commande le respect et la confiance. Dans la politique intérieure, on ne voit que des réformateurs voués, comme Romilly, Mackintosh, Huskisson, au triomphe d’idées restreintes, des ministres effacés comme Liverpool, Sidmouth, ou notoirement hostiles aux vœux populaires comme Eldon et Peel. Ce n’est qu’à la veille du triomphe que les vrais libéraux, lord Grey, Russell, Althorp, arrivent au pouvoir. On se dira peut-être que, dans cette galerie d’hommes d’état, le plus sympathique est encore le duc de Wellington. Il a du moins, avec une loyauté que personne ne conteste, une rectitude de conduite qui en impose. Ce grand général, que l’Europe entière a adulé après Waterloo, est le serviteur respectueux des lois et de la constitution que le pays s’est données ; de plus, il a du bon sens, il sait céder à propos. Mais Wellington a trop peu d’esprit politique pour être un grand ministre ; son caractère et son passé le mettent trop au-dessus des partis pour qu’il soit capable de les conduire.

Est-ce donc à de simples hasards que l’Angleterre doit d’avoir traversé cette période sans accidens ? Les Anglais ont tout l’air, en effet, lorsqu’ils regardent en arrière aujourd’hui, de la considérer comme un détroit dangereux où d’autres moins heureux auraient pu faire naufrage. Lord Derby, qui, lui aussi, est un tory en voie de se convertir aux idées libérales, évoquait ce mauvais souvenir dans un discours récent : « Je ne crois pas qu’à aucune époque de notre histoire, le peuple anglais ait été aussi pauvre, aussi misérable, aussi mécontent qu’il l’a été pendant les quinze ou vingt années qui ont suivi Waterloo. »


H. BLERZY.