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que ceux qui ont pour mission spéciale de l’instruire sur les choses de la religion prétendent l’édifier malgré elle sur les choses du jour : elle veut bien former un troupeau de fidèles, mais non point d’électeurs.

En Alsace-Lorraine, la coexistence des divers cultes, vivant en paix non pas seulement dans les mêmes localités, mais jusque dans les mêmes temples, a beaucoup contribué à épurer l’esprit religieux de maints préjugés qui ailleurs l’obscurcissent encore et à le dégager de ce qui doit y rester étranger. On fera toujours œuvre vaine en essayant d’employer la religion comme auxiliaire et servante de la politique dans un pays auquel tant de bouleversemens, trop manifestement inspirés par les seuls calculs humains, ont complètement fait perdre la foi naïve que Silésiens ou Poméraniens peuvent encore avoir dans les doctrines du droit divin, et où l’esprit de tolérance et le respect mutuel des croyances de chacun sont développés au point que personne ne s’y offusque de voir le chef du diocèse recevoir en même temps à sa table les chefs des trois cultes dissidens. Vouloir mêler dans un tel milieu les questions de foi aux choses de gouvernement, c’est commettre une erreur analogue à celle des hauts fonctionnaires français qui dénonçaient en bloc, au début de la guerre, les protestans alsaciens comme Prussiens, parce qu’il leur était arrivé, à la façon de l’Anglais de Calais, de rencontrer quelque M. Schneegans sur leur chemin.

Rien ne démontre mieux à quel point le sentiment patriotique fait taire, en Alsace-Lorraine, tous les dissentimens religieux et combien la question de croyance y reste étrangère aux préférences de nationalité, que l’accord qui s’est établi dès les premiers jours entre ceux que les autonomistes se sont plu à distinguer en « ultra-montains » et « protestationnistes » et qui viennent, comme je l’ai dit, de se fondre en un seul grand parti d’opposition, ayant à sa tête, en nombre égal, des membres du clergé catholique et des protestans avérés. Un des prédécesseurs de M. de Manteuffel, M. de Bismarck-Bohlen, comme lui aide-de-camp du roi de Prusse et orthodoxe luthérien comme lui, a éprouvé déjà qu’en Alsace-Lorraine un administrateur est sûr de tout gâter en s’appuyant sur la politique du trône et de l’autel. M. de Manteuffel ne retombera pas dans cette faute : il songera qu’il y a huit ou dix ans, alors qu’on était encore tout à l’espérance parce que l’administration allemande était elle-même toute aux promesses, son prédécesseur pouvait à la rigueur se faire illusion sur les chances d’un système tout à fait condamné maintenant que l’Alsace-Lorraine ne sait que trop à quoi s’en tenir sur ce que promesses et espérances valaient.

Ce ne sont ni les autonomistes ni les âmes pieuses qu’il s’agit de gagner au nouveau régime, mais bien l’immense majorité de la