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nement à cultiver son jardin, après s’être résigné à épouser Cunégonde, bien qu’elle aussi ait quelque peu perdu de ses charmes depuis qu’elle a pris goût au bruit des camps et au monde des casernes. Qu’il ferait bon pouvoir revivre de l’existence paisible et tranquille d’autrefois !

Hélas ! quand reviendront de semblables momens ?

Tout aujourd’hui est si terne, et si triste ! la vie se traîne péniblement dans un si désolant terre-à-terre ! La nation allemande semble être arrivée par degrés à cet état d’indéfinissable malaise où, se sentant la tête lourde et la poche vide, on a comme le dégoût des autres et de soi-même, et que les étudians des universités, qui le connaissent bien pour l’éprouver souvent, appellent familièrement entre eux du nom de Katzenjammer :

Ach, ich bin so müde ! ach, ich bin so matt !

dit leur chanson, et c’est, en effet, un indicible sentiment de lassitude et d’énervement qui paraît avoir envahi d’un bout à l’autre toute l’étendue de l’empire. M. de Bismarck lui-même, le lutteur infatigable, se déclare müde, todtmüde, — las, las à mourir, — et la langue allemande, si habile à envelopper la pensée sans l’étreindre, vient de s’enrichir du mot pittoresque de Reichsmüdigkeit, qui résume à merveille en quatre syllabes toute la situation. De toutes parts percent d’évidens symptômes d’écœurement et d’ennui. Le cas, du reste, n’est pas grave et l’on n’en meurt pas ; c’est simplement l’ivresse du triomphe qui se dissipe avec les rêves qui la doraient, sous l’action tonique des amers ; et quoi de plus amer pour le peuple allemand que cette dragée d’Alsace que lui a tendue la Prusse et qui sera d’autant plus efficace pour le ramener bientôt à la pleine possession de sa raison que la dose, imprudemment calculée, aura été plus énergique ?

S’il lui faut patienter encore, l’Alsace-Lorraine patientera, non point parce qu’étant de race allemande, elle en a les vertus, comme ses conquérans feignent de le croire, mais parce qu’elle est en réalité plus civilisée qu’eux et qu’un peuple, si petit qu’il soit, ne retourne pas bénévolement en arrière. Nous ne sommes pas en peine d’elle : avant même qu’elle portât un nom dans l’histoire, dès les temps de César et de Julien l’Apostat, son territoire a toujours servi de rempart à la civilisation et de filtre à la barbarie. C’est là sa mission historique à elle, et, qu’elle le veuille ou non, par la force même des choses, elle y demeurera fidèle encore cette fois, en devenant le principal agent de ruine d’une politique qui, comme au temps des invasions barbares, ne compte qu’avec le nombre et la force matérielle.