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l’erreur d’avoir trop cru à Arndt et à sa formule. C’est une formule à rectifier, chose grave pour un peuple qui ne sait se conduire dans la vie que soutenu par de telles lisières, et, pour comble d’humiliation, c’est dans leur propre langue que l’Alsace-Lorraine lui donne cette leçon.

Il y a toujours péril à trop juger des autres d’après soi-même et surtout à trop vivre dans le pays des chimères et du bleu. Il est bon de se défier du mirage qu’exerce l’éloignement, dans le temps comme dans l’espace, et il est bien rare qu’un retour aux pays déjà visités ne désenchante pas. Ce n’est que par les idées neuves que la civilisation et l’humanité progressent, et l’Allemagne a commis la faute de partir en guerre avec une idée aussi vieille qu’elle est fausse, en prêchant la théorie des races et la suprématie de la force. L’ère de Barberousse est passée pour ne plus revenir, son empire ne se refait plus, et ce n’est que dans Hégel qu’on trouve des recommencemens. Ce qu’elle a pris, bien à tort, pour un effet de son génie, n’était en réalité que la conséquence d’un développement social que d’heureuses circonstances avaient tenu à l’abri des coûteux et décevans déboires de la politique et des douloureuses complications de la lutte pour l’existence. La première expérience que Teutonia ait eu à faire à son réveil, après que M. de Bismarck l’eut mise dans ses meubles, ce fut de voir combien la vie avait renchéri depuis Arminius et ce qu’il en coûte aujourd’hui pour tenir un grand train de maison.

Tacite avait bien raison de supposer que c’était par un effet de la bonté du ciel que les Germains de son temps ignoraient l’usage des métaux précieux, car depuis que leurs arrière-neveux ont atteint la fortune et que la muse allemande a chaussé la demi-botte, les malheurs ont fondu sur eux, les sonnets cuirassés ont tué l’idylle, la poésie s’en est allée avec le calme de l’esprit et le contentement du cœur, et les temps sont si changés que Lottchen n’a plus rien à distribuer en tartines à ses petits frères.

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille.

À la sentimentale Gemüthlichkeit d’autrefois a succédé le plus désolant prosaïsme, et les privat-docenten eux-mêmes, ces jeunes lévites dont l’Allemagne savante aimait à se faire gloire, renonçant au culte désintéressé de la science, sollicitent maintenant des emplois de bureau pour ne pas risquer de mourir de faim. Tout ce qui faisait naguère encore le charme et la séduction de l’existence un peu végétative des Allemands s’est dissipé sans retour devant