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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

lui sont le plus chères, ne vaut-elle pas la plus sanglante des revanches et n’est-elle pas aussi de beaucoup plus efficace que toutes les considérations humanitaires que les apôtres de la paix pourraient imaginer pour tenter de réveiller sa raison et d’attendrir son cœur ?

V.

Que l’Alsace-Lorraine se console de l’abandon où elle paraît laissée et qu’elle ne perde point courage. Si elle fait pour le moment moins de bruit dans le monde que les petites peuplades qui absorbent l’attention de l’Europe dans la péninsule des Balkans, la tâche dont elle s’acquitte, en résistant avec tant de noble patience à la politique de la force, est plus grande et promet d’être, en définitive, plus durable et plus féconde que tout ce que pourront engendrer jamais les habiletés de la diplomatie et les rivalités de races. Dans le désarroi universel, c’est à elle qu’il est réservé d’accomplir, par la rude leçon qu’elle donne aux vainqueurs, la grande œuvre de débarrasser à la fois l’Europe et la civilisation des vieilles idées de domination physique et de puissance purement matérielle. En usant le système prussien, comme elle contribue à le faire, et en contraignant le jeune empire germanique à prendre sur lui-même la revanche du droit civilisé contre le droit barbare, l’Alsace-Lorraine nous paraît remplir une mission civilisatrice bien supérieure à celle à laquelle l’Allemagne prétendait ambitieusement. Voilà près de dix ans que chaque jour elle lui fait éprouver combien, dans notre société moderne, les moindres faits économiques et sociaux se rient des calculs des politiques les plus profonds et des prévisions des plus puissans chefs d’armée. Faible et délaissée, elle a quelque droit d’être fière en voyant que, par amour pour elle, un grand empire se ruine et un autre grand pays se relève ; dominée et comprimée, elle ne fait que mieux sentir que si, par accident, il peut arriver à la force de primer le droit, elle reste néanmoins impuissante à le fonder et qu’il sera toujours vrai de dire que « force n’est pas raison ». Si la politique allemande s’est montrée tellement vaine et débile qu’il a suffi, pour y faire échec, d’un million et demi d’hommes ayant le sentiment de leur dignité et la conscience de leurs droits, c’est parce que cette politique n’a d’autre base qu’un entassement de sophismes et d’anachronismes. « Il a été, disait Voltaire, plus facile aux Hérules, aux Vandales, aux Goths et aux Francs d’empêcher la raison de naître, qu’il ne serait aujourd’hui de lui ôter sa force quand elle est née. » On n’y a pas assez songé dans le pays qui a servi de berceau aux Vandales, aux Francs et aux Hérules, tandis que les Alsaciens, pour leur part, ont senti comme d’instinct que la raison finit toujours