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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

gouverner sans tenir un compte incessant de leurs intérêts et qu’il fût possible d’administrer en faisant abstraction du côté politique des choses. Cela se voit pourtant journellement en Allemagne, où l’on s’applique à faire de l’administration la pratique de l’absolu, alors qu’ailleurs la politique elle-même passe généralement pour être la science du relatif. M. Herzog, qu’on dit être le type accompli du bureaucrate prussien, ne peut ni ne doit, à son point de vue, consentir à aucune concession sérieuse, de peur de paraître hésiter ou faiblir aux yeux des populations, qui seraient promptes à voir dans un retour à des procédés plus doux une marque de repentir ou un aveu d’impuissance. M. de Manteuffel pourra bien obtenir de lui quelques atténuations temporaires à des pratiques trop rigoureuses, mais la raideur naturelle à l’administration prussienne reviendra au galop parce qu’elle est inhérente au fonctionnement même du mécanisme. En prenant la défense des services qu’il dirige et anime de son esprit, et dont le personnel saurait au besoin, comme je l’ai fait voir, se défendre lui-même, c’est un peu son œuvre propre que M. Herzog défend, car il a été associé dès les premiers jours à M. de Bismarck dans la tâche qu’il est maintenant chargé de poursuivre, à Strasbourg même, sous l’autorité pour ainsi dire nominale de M. de Manteuffel. Étant seul responsable, M. Herzog ne peut se prêter qu’avec une extrême répugnance à des tempéramens qui déconcerteraient et inquiéteraient le personnel dont il est le chef, car que resterait-il en Alsace-Lorraine à la Prusse si l’administration venait à y être ébranlée ?

Dans de telles circonstances, des désaccords plus ou moins aigus et durables naîtront à tout instant comme d’eux-mêmes entre M. Herzog et M. de Manteuffel, et, comme je l’indiquais, c’est peut-être là-dessus que M. de Bismarck a surtout compté. M. de Manteuffel a accepté sa mission sans entraînement ni grandes illusions, en soldat auquel son souverain juge bon d’assigner un poste. Il fera pour s’y maintenir complète abnégation de ses convenances et de ses intérêts personnels, mais il est âgé, maladif, attristé par des deuils récens, et déjà plusieurs fois il a donné publiquement des marques de lassitude et de découragement. Qu’adviendrait-il s’il venait à manquer à une organisation qui repose, en fait, tout entière sur lui, puisque ce n’est qu’à la considération de sa personne qu’elle a dû de voir le jour ? La question ne laisse pas d’être grave. En attendant, le feld-maréchal s’efforce de poursuivre l’œuvre de conquête morale commencée par lui, dans un esprit paternel tout à fait conforme aux tendances un peu mystiques qui forment un des côtés saillans de son caractère.