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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

mécaniciens si amoureux de leur machine qu’ils arrivent à ne plus voir qu’elle au monde.

Le produit le plus récent, et partant le plus perfectionné, du système administratif prussien est l’institution des Kreisdirektoren, qui remplacent en Alsace-Lorraine les sous-préfets. La situation indépendante que la loi leur assure et l’initiative qui leur est laissée en toutes matières d’administration courante les portent à devenir de petits autocrates, toujours présens, toujours agissans, et d’autant plus intraitables et inabordables qu’ils se font une plus haute idée de leur importance gouvernementale. Des vingt ou vingt-deux fonctionnaires de ce genre qui se partagent l’administration du territoire d’Alsace-Lorraine, on n’en cite guère qu’un ou deux qui aient réussi à conquérir quelque sympathie auprès des populations, à force surtout de s’être appliqués à faire oublier leur origine et leur qualité. Leurs autres collègues qui, eux, sont Kreisdirektoren dans l’âme, passent généralement pour avoir tous les défauts et toutes les petitesses de l’emploi, au jugement des Alsaciens-Lorrains du moins, encore imbus, et pour cause, des manières de voir françaises, — car dans les idées prussiennes, un fonctionnaire se doit de ne permettre jamais qu’on oublie qu’il est fonctionnaire ; investi d’un office, il est tenu à officier sans cesse, et généralement il ne s’en fait pas faute. Avec le vif sentiment qu’il a des devoirs de sa charge et la conscience qu’il met à s’en acquitter, il devient volontiers despote, souvent sans s’en douter et souvent aussi ne sachant corriger ses rigueurs que par des familiarités blessantes ou des airs protecteurs irritans. C’est une tyrannie de tous les instans, lente, laborieuse, patiente, infatigable, tenace, réfléchie, pédante, prosaïque, paperassière, formaliste, taquine, bourrue au besoin ; une autocratie moins le « panache » qui la ferait accepter des foules ; un pouvoir exercé à coups d’épingles, peu accessible, sans bienveillance générale, mais par contre très porté à octroyer des faveurs à quiconque veut bien en solliciter de lui. Ajoutez à cela une susceptibilité ombrageuse, inspirée par la contrariété qu’éprouve d’avoir mal fait un Allemand qui ne demande qu’à bien faire, mais qui ignore le secret de s’y prendre, et qui se venge sur ses administrés des échecs et des humiliations, que lui valent les mauvais conseils qu’il accepte des déclassés de petite ville dont il forme sa petite cour. C’est un fait bien remarquable, qu’après dix ans de peines et d’efforts les administrateurs allemands ne soient pas encore parvenus à faire oublier à ces populations, dont pourtant ils parlent la langue, le temps où on leur envoyait d’au-delà des Vosges des préfets et des sous-préfets qu’elles ne comprenaient pas, mais avec lesquels néanmoins elles s’entendaient à merveille. Cela n’est assurément pas à l’éloge de la bureaucratie allemande, dont les procédés