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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

reux ou même simplement incommode. Moins de quinze jours après l’installation de l’administration nouvelle, un avis envoyé aux journaux faisait savoir que le nombre des compétiteurs aux places disponibles avait été si grand qu’il suffirait pour longtemps à pourvoir à toutes les vacances éventuelles et qu’aucune candidature nouvelle ne serait donc plus accueillie. Ce ne sont pas, on peut l’affirmer, les Alsaciens-Lorrains, qui se sont élancés de la sorte à la chasse aux emplois, puisque, dernièrement encore, les représentans du pays examinaient l’opportunité d’attirer vers les fonctions publiques, par l’appât de subventions ou de primes, de jeunes candidats indigènes !

Ces places que dédaignent les Alsaciens, sachant d’avance les humiliations qu’elles leur infligeraient, les Allemands en sont au contraire fort avides, parce qu’elles sont grassement rétribuées et que le fonctionnarisme a fait dans le jeune empire des progrès bien étonnans chez un peuple si enclin autrefois à narguer le penchant des Français pour le costume officiel. M. de Bismarck fait, il est vrai, ce qu’il peut pour encourager et développer cette passion dont il use pour étendre plus vite à l’Allemagne entière « l’institution éprouvée » de la bureaucratie prussienne, à l’aide de laquelle il compte extirper tout à fait le mal du particularisme. Aussi a-t-il voulu que les fonctionnaires impériaux, dont la loi du 31 mars 1873 a réglé avec autant de libéralité que de minutie la condition légale, eussent dans l’état une situation préférable à nulle autre, et c’est surtout pour en accroître rapidement le nombre qu’il a tant à cœur d’attribuer à l’empire l’exploitation générale des chemins de fer et le monopole des tabacs. Il sait bien qu’avec des cadres prussiens, toute administration organisée selon ses vues ne pourra être que prussienne, quels que soient les pays tributaires ou vassaux qu’on admettra à en fournir le personnel subalterne : sous la rigoureuse discipline qui contient et assouplit les divers organes de la machine, ne tarde pas à être étouffé tout sentiment autre que celui du fonctionnaire dévoué au pouvoir qui lui assure la subsistance et auquel il se croit tenu, en retour, de gagner des prosélytes.

Une fois enrôlé dans les fonctions publiques, le premier devoir du Prussien est de se faire l’esclave du règlement ; son idéal doit être d’en devenir l’incarnation : dans la milice dont il a l’honneur de faire partie, on ne tolère pas de « baïonnettes intelligentes. » Le parfait employé, quel que soit son rang, s’interdit à lui-même tout pouvoir d’appréciation ; il croirait manquer aux plus élémentaires obligations envers l’état qui le salarie, s’il se permettait, dans l’exercice de ses fonctions, de tenir compte des circonstances et des situations et de ne point aller jusqu’au bout de ce que la loi lui dicte, dût son bon sens protester et le sens commun en souf-