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vaille, un pays où tout le monde saurait un peu de physique, un peu de chimie, un peu de géologie, un peu de botanique, et qui ne produirait ni un grand physicien, ni un grand chimiste, ni un géologue de renom, ni un naturaliste éminent, un pays où tout le monde posséderait sur le bout du doigt le catéchisme de la libre pensée et où personne ne penserait, un pays qui appliquerait avec profit les inventions des autres et qui jamais n’inventerait rien. On peut imaginer aussi une nation riche et prospère qui ne trouverait dans sa richesse ni le bonheur, ni la gloire. Elle aurait des finances florissantes et des caisses bien remplies, et cependant elle souffrirait d’une sorte de stérilité latente, d’une secrète impuissance. Il s’y commettrait peut-être moins de délits qu’ailleurs, mais il ne s’y ferait jamais rien d’extraordinaire, et les grandes vertus y seraient aussi rares que les grands crimes. Il n’y aurait pas de désordre dans les rues, mais il y aurait de l’incertitude et du trouble dans les esprits, faute d’une direction puissante et suivie. Elle vivrait tant bien que mal, elle éviterait avec soin toutes les funestes aventures, et elle passerait son temps à faire et à dire des choses médiocres.

Peut-être s’accommoderait-elle de son sort, peut-être aussi finirait-elle par s’en lasser et par s’en plaindre. Les nations sont pleines de contradictions que les hommes d’état doivent prévoir. Tantôt elles se livrent et tantôt elles se refusent ; tantôt elles s’abandonnent avec mollesse à la main maladroite qui les pétrit, et tantôt elles lui échappent brusquement. Aujourd’hui elles donnent un blanc-seing à leur gouvernement et le laissent pécher dix fois sans le citer à leur tribunal, demain elles le traiteront avec la dernière rigueur, en s’indignant de ce qu’il manque d’autorité au dedans et de prestige au dehors. Tour à tour elles chérissent leur médiocrité ou elles se sentent tourmentées subitement par de plus nobles appétits, leur cœur s’échauffe, leur esprit s’illumine, elles découvrent que l’homme n’est pas fait seulement pour vivre de pain. D’ailleurs, si riche et plantureuse que soit une démocratie, l’esprit de parti finit à la longue par engendrer un secret malaise. Une administration composée d’incapacités compromet tôt ou tard la prospérité des affaires. Des lois qu’on fait et qu’on défait, des décrets qu’on promulgue et qu’on révoque, le décousu, l’inconséquence, atteignent fatalement les intérêts. La faiblesse n’entraîne pas toujours l’anarchie, mais les gouvernemens faibles sont sujets à de fréquentes mutations. Comme le remarquait encore Tocqueville, « ils s’élèvent parce que rien ne leur résiste, ils tombent parce que rien ne les soutient, » et les peuples se prennent à douter, de l’avenir et à rêver d’un pouvoir fort. Un Genevois célèbre du dernier siècle, las des troubles qui agitaient la parvulissime république, laquelle ne laissait pas de gagner beaucoup d’argent, nourrissait le projet d’émigrer ; les pensées de l’homme sont