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publiques, tombe dans cet état d’indifférence et d’apathie que déplorait Tocqueville. On s’occupe de ses propres affaires, on travaille ou on s’amuse, on se retire à l’écart avec sa famille et ses amis, on se crée une petite société à son usage, on abandonne volontiers la grande société à elle-même, on se retranche dans son bonheur particulier comme dans un fort détaché. Hormis « certains hommes que la hauteur de leur âme ou l’inquiétude de leurs désirs mettent à l’étroit dans la vie privée, » la politique n’intéresse et n’occupe que ceux qui ne savent pas faire autre chose ; elle devient un métier, où l’on tâche de trouver son compte et qu’on pratique tant bien que mal, car d’habitude on ne fait pas de grande politique quand on en vit. Cela se voit en Suisse, cela se voit aux États-Unis, cela se voit aussi en France.

Dans ces démocraties grasses et prospères dont nous parlons, il y a quelques milliers de politiciens de profession et quelques millions de gens qui les laissent faire. Il est vrai que, lorsqu’on ne s’occupe pas de politique, elle vous joue quelquefois le mauvais tour de s’occuper de vous. Quand ces indifférens qui ne font pas de politique souffrent de la politique des autres, qu’elle compromet leurs intérêts ou menace de troubler le repos public, ils sortent subitement de leur apathie. Leurs affaires vont-elles mal, ils s’en prennent au gouvernement ; mais tant qu’elles vont bien et que la paix générale paraît assurée, ils laissent le champ libre aux amateurs. Dès lors tout se passe entre un certain nombre de comités, qui s’arrogent une véritable omnipotence, et les candidats à la députation, qui concluent avec eux une sorte démarché. — Une élection, disait un spirituel sénateur, consiste à promettre une quantité de petits bureaux de tabac à l’effet d’en obtenir un grand pour soi-même. — Quand il n’y a pas marché, il y a contrat. Le comité est un tyran dont on n’obtient la faveur qu’en épousant toutes ses passions, en adoptant son programme tout entier, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Nous lisions dernièrement dans une remarquable biographie de Burke que, s’étant présenté devant ses électeurs de Bristol pour les remercier de l’honneur qu’ils lui avaient fait en le portant au parlement, il se crut tenu de leur déclarer qu’il aurait toujours les plus grands égards pour leurs opinions, leurs vœux et leurs désirs et qu’il s’engageait à préférer en toute occurrence leurs intérêts aux siens, mais que, pour ce qui était de son jugement et de sa conscience, il entendait en demeurer le libre possesseur et ne les sacrifier ni à Bristol ni au reste de l’univers[1]. On croit lire un conte de fées, et voilà assurément un genre de déclarations qui n’a pas cours dans les démocraties ; selon toute apparence, il y serait pris en mauvaise part. Après cela, il est juste d’ajouter que Burke ne fut pas réélu.

  1. Burke, by John Morley ; Londres, 1879 ; page 75.