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membre de la grande société. Il faut aimer en soi-même sa famille, dans sa famille la patrie, dans sa patrie le genre humain, dans le genre humain la société universelle. La plus haute moralité est dans le dernier but que nous nous posons et dont les autres ne sont pour nous que les moyens. Les théologiens disaient : « Tout acte devient religieux quand il est fait pour Dieu ; » traduisant leurs mythes dans le langage de la science, le philosophe peut dire : « Tout acte devient moral quand il est fait pour l’humanité et le monde. »

Ainsi la morale, quoique se bornant dans sa partie positive à formuler les relations des hommes entre eux ou des facultés entre elles, c’est-à-dire les conditions de l’existence individuelle ou sociale, tend néanmoins à exprimer, dans sa partie la plus élevée et vraiment morale, les conditions de l’existence universelle. Les lois de la morale sont nécessaires, disent MM. Darwin et Spencer, parce qu’elles représentent les nécessités mêmes de l’existence sociale, soit dans le présent, soit dans l’avenir ; l’idéaliste ajoutera : les nécessités de l’existence et de l’évolution universelles. Elles sont générales, parce qu’elles expriment les lois de la société entière ; l’idéaliste dira : de l’univers en son futur achèvement. Elles sont immuables, parce que certaines règles de la société humaine ne peuvent changer, par exemple le respect pour la vie des autres ; on peut dire aussi certaines règles : de la société universelle. Elles sont absolues, parce qu’elles répondent aux conditions premières, originales de toute cité humaine, conditions d’où le reste dépend et qui ne dépendent point d’un principe supérieur ; mettons ici encore, à la place de la cité humaine, la cité du monde. Elles sont obligatoires, impératives, parce qu’elles sont la force de la société accumulée dans l’individu et résistant à l’individu même, la tendance de la race opposée à la tendance individuelle ; l’idéaliste dira : qui sait si elles ne sont pas aussi la force fondamentale de l’univers, la tendance primitive de toute existence consciente, raisonnable et heureuse, s’opposant aux caprices de la passion ? Le remords, ajoute Darwin, est le contraste douloureux entre l’inclination individuelle ou passagère et l’instinct social qui est permanent ; peut-être aussi, dira l’idéaliste, entre l’essentiel et l’accidentel de l’existence comme de la félicité. Si l’hirondelle attardée qui couve encore en automne, au moment où toute la troupe va partir, sacrifiait au soin particulier de sa famille l’instinct migrateur, nécessaire pour la conservation de toute l’espèce, la persistance du penchant plus général sous le triomphe momentané du penchant plus particulier produirait en elle, selon le darwinisme, un déchirement intérieur analogue à nos remords : eh bien ! l’esprit de l’homme a, lui aussi,