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et la félicité de la société humaine ? L’homme n’étend-il pas son idée, son désir de perfectionnement et de bonheur à tous les êtres sentans et même aux autres êtres qu’il voudrait appeler à la sensation, en un mot, à l’univers ? Quoique l’évolution du monde ne soit pas le déroulement d’un plan divin, elle n’en offre pas moins une direction qu’elle prend d’elle-même, un sens qu’elle fait sortir de son chaos apparent : l’homme s’efforce de pénétrer ce sens : il traduit en son langage, il formule en termes de sentiment, de pensée, de volonté, de bonheur, les vœux encore inconsciens de tous les êtres ; génie de la nature, il achève et prononce le mot par elle ébauché. En poursuivant l’idéal, il suit donc encore la nature : tel, d’après un fragment de la courbe décrite par un astre, le savant la prolonge et l’achève ; c’est en cédant au mouvement commencé que sa pensée devance le mouvement à venir.

Dès lors, un être doué de raison, capable de science, capable de concevoir des lois valables pour le monde, n’a plus seulement pour « milieu » la société de ses semblables : il a le monde entier. M. Spencer nous dira qu’il en est ainsi de tout être, puisque tout être fait partie de la nature et est en connexion avec elle : le moindre grain de sable n’est-il pas aussi étroitement uni au reste des êtres qu’une étoile au monde sidéral ? — Sans doute, mais le grain de sable ignore cette connexion ; il n’y peut rien changer, il ne peut se proposer comme fin de la rendre plus étroite et plus consciente ; l’homme, au contraire, a conscience de son rapport avec l’universalité des êtres et, en prenant connaissance des lois universelles de la nature, il peut, dans sa sphère d’action, modifier la nature même. L’homme est donc le seul être qui, ayant l’idée du tout et le désir que le tout soit heureux, vive intellectuellement et moralement dans l’univers ; les autres n’y vivent que physiquement ; il est le seul être à nous connu en qui le monde semble enfin trouver une conscience pour se concevoir. Dès lors, de ce point de vue cosmologique, il est permis de croire que la vraie loi pour l’homme doit être l’adaptation universelle, non plus seulement sociale ou individuelle. La société humaine n’est elle-même qu’un symbole d’une société supérieure, d’une unité supérieure embrassant l’univers.

Sans doute, au point de vue de la pratique et même de la science positive, il faut bien se contenter en morale, comme le fait M. Spencer, des considérations humaines, soit individuelles, soit sociales ; mais ce qui donne aux actions les plus particulières un caractère moral par excellence, ce n’en est pas moins l’intention universelle qu’elles expriment : une simple mesure d’hygiène devient vraiment morale si je veux conserver dans ma personne un