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facultés aussi parfaites que possible[1]. » Quoique la réalisation de cet état, de choses, ajoute-t-il, doive avoir pour conséquence le bonheur, cependant le bonheur doit toujours être considéré : comme une conséquence, non comme un principe. M. Spencer dit à son tour : « Les bons et mauvais résultats des actions ne sauraient être accidentels ; ils doivent être les conséquences nécessaires de la nature des choses ; il appartient à la science morale de déduire des lois de la vie et des conditions de l’existence quels sont les actes qui tendent à produire le bonheur et quels sont ceux qui tendent à produire le malheur[2]. » En un mot, l’homme ne doit plus prendre pour but direct le plaisir et le bonheur mêmes, mais seulement les actes qui sont les conditions générales et nécessaires du bonheur pour tous les hommes.

Dès lors, la morale naturaliste tend à la même conclusion que la morale idéaliste : elle tend à identifier l’idéal moral avec l’achèvement de la nature, avec le dernier terme de son évolution. M. Spencer admet, comme pourrait le faire un idéaliste, que les actes bons sont les actes appropriés à leur fin. Seulement il ne faut pas entendre par là, avec le spiritualisme classique, une finalité préétablie par une intelligence : il s’agît simplement d’une conséquence harmonieuse amenée par l’évolution du monde, non d’un principe d’harmonie supérieur ou antérieur à cette évolution. Les nageoires d’un poisson, par exemple, sont bonnes quand elles sont bien adaptées à leur milieu et à leur fonction ; cette fonction, étant pour le poisson une condition de vie et de jouissance, peut être, appelée une fin, et fait partie de son bien. Bref, la fin n’est qu’un terme naturellement et nécessairement atteint par l’évolution, non un but préconçu par une intelligence supérieure à la nature. Ceci posé, la bonne conduite « est celle qui a atteint le plus haut degré de l’évolution… Le terme idéal de l’évolution, naturelle de la conduite est aussi la règle idéale de la conduite considérée au point de vue moral. » Et comme le terme de l’évolution humaine, selon M. Spencer, est la vie sociale, il en tire cette conclusion : « L’homme idéal peut être conçu comme constitué de telle sorte que ses activités spontanées soient d’accord avec les conditions imposées par le milieu social formé d’autres êtres semblables à lui. »

Ici encore, sans contredire le principe fondamental de la doctrine, ne peut-on et ne doit-on pas aller dans cette voie plus loin que MM. Spencer et Darwin ? Les lois les plus élevées de l’évolution humaine sont-elles seulement celles qui assurent le perfectionnement

  1. Voir la Morale anglaise contemporaine, par M. Guyau, page 160.
  2. On remarquera l’analogie de cette conception avec celle d’un moraliste français, M. Courcelle-Seneuil.