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trop souvent abusé, il ne se laisse plus aussi facilement prendre aux amorces des programmes. Son éducation s’est faite peu à peu et comme il admet d’ailleurs toutes les différences de talent, il n’a plus guère souci que de ce qui en montre. Par un virement d’opinion très naturel, les œuvres devant lesquelles il paraît s’arrêter le plus volontiers sont celles qui, au lieu de continuer les agitations de sa vie, lui apportent quelque repos. Le Salon de cette année a pu fournir à cet égard plus d’un utile enseignement. Le talent est devenu si répandu que, sans méconnaître ce qu’il vaut, on aime surtout à le voir au service de la pensée. A mesure qu’on s’élève dans l’ordre des créations de l’art, on voudrait que l’exécution répondît par un accord plus intime à l’expression. Elle y touche de si près, en effet, elle s’en peut si difficilement séparer qu’à un certain niveau, cet accord est presque involontaire et que souvent même il est inconscient. Combien se disent réalistes et mettent leur point d’honneur à afficher un complet renoncement aux choses de l’esprit qui ne valent cependant que par l’esprit et dont le talent proteste éloquemment contre les doctrines ! Le monde, vous le savez, est plein de ces spiritualistes involontaires, et l’art de notre temps serait par trop privilégié s’il était seul à connaître d’aussi heureuses inconséquences.

Quant aux tendances dominantes que manifeste cet art, quant à la direction générale de son mouvement, à le considérer là où il faut, nous voulons dire chez ceux qui lui donnent le branle, bien fin serait celui qui pourrait les résumer. Le mouvement d’indépendance qui a poussé les esprits à secouer toute autorité, l’art a fait plus que le subir, il y a contribué. A mesure que nous avons mieux connu son passé, nous avons dû renoncer à bien des antipathies ou des préférences, et avec elles à beaucoup de prétendus principes qui n’étaient que des étroitesses d’esprit ou des ignorances. Des notions plus exactes ont rendu plus impartiales et plus larges nos appréciations des œuvres de tous les temps et de tous les peuples. Il est donc difficile d’être aujourd’hui très exclusif. Mais peut-être est-il plus difficile encore, en présence de richesses si nombreuses et si diverses, de rechercher quels principes esthétiques subsistent désormais. C’est là un travail d’intéressante synthèse qui, si on ne le bornait pas à des constatations indifférentes, ne pourrait manquer d’être fécond. Pour le moment, ces affirmations esthétiques sont encore bien rares et bien confuses, et dans les étapes que notre critique a successivement franchies, nous n’avons pas encore dépassé celle du doute. Qu’il soit légitime ou regrettable, cet état existe. C’est un fait, et, à l’heure présente et dans tout ordre d’idées, il n’est guère de principes, même parmi les plus élémentaires, qui n’aient été avec une ardeur égale et des raisons,