Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Du Mont-Genèvre à Turin l’armée d’invasion n’avait plus guère qu’à descendre une rampe d’une centaine de kilomètres dont Césanne, Fénestrelle, Pérouse, Pignerol, ou du moins les lieux que nous nommons de la sorte aujourd’hui, formaient les principales étapes. C’était une marche de quatre jours, mais la descente est rude. Souvent il faut remonter pour redescendre et remonter encore. Les sentiers sont étroits, raides, glissans. La neige les recouvre souvent sur une longue étendue. Le précipice béant menace de mort certaine le voyageur qui fait le moindre faux pas. Le guide Magil, qui était venu trouver Hannibal au lendemain du passage du Rhône, dut le faire passer par le col de Sestrière dans la vallée du Chisone habitée par ses compatriotes. C’était encore 700 mètres à remonter, mais pour redescendre ensuite sans interruption. Ce dernier obstacle fut enfin franchi, mais alors survint un incident inattendu qui faillit tout compromettre et qui a donné lieu à une étrange légende.

Le chemin ou plutôt le sentier courait à flanc de coteau le long des rocs abrupts. Tout à coup la tête de colonne dut faire halte. Il n’y avait plus moyen d’avancer. Les historiens et leurs commentateurs ont beaucoup varié sur la nature précise du phénomène qui suscita ce sérieux embarras à l’armée d’Hannibal. On a parlé d’avalanches, de torrent imprévu, de rochers écroulés qui encombraient la voie. Pourtant Polybe et Tive Live sont d’accord pour définir clairement ce qui était arrivé. Michelet l’a très bien compris. « C’était, dit-il, un éboulement de terre qui avait formé un précipice. » C’est ce que Polybe appelle un ἀποῤῥώξ, une déchirure ; Tite Live un lapsus terrœ. Une désagrégation partielle du flanc de la montagne avait déterminé un glissement de roches, qui s’étaient d’abord affaissées et qui avaient entraîné sous leur masse les roches sous-jacentes, de sorte qu’un large hiatus coupait le chemin, ne laissant d’un tronçon à l’autre que le vide entre deux murs à pic. D’après les deux historiens, ce hiatus n’était pas moindre de 300 mètres.

La première idée d’Hannibal fut de contourner l’obstacle en se frayant un chemin par le haut. Le hiatus se rétrécissait à mesure qu’on s’élevait. On pouvait espérer de le tourner au-dessus du sommet du triangle. Mais une nouvelle difficulté se présenta. La pente était couverte de neige. Sur celle de l’année précédente et qui était durcie, une couche récente s’était étendue; elle fondait sous les pieds des soldats, qui rencontraient alors la surface humide et glissante de la neige antérieure. C’est en vain qu’on s’aidait des mains comme des pieds. On glissait toujours plus rapidement et un certain nombre de soldats, ne trouvant rien pour se retenir, furent entraînés du côté du précipice et y tombèrent pour ne plus reparaître.