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surtout de bêtes de somme avaient succombé sous les coups de l’ennemi ou bien avaient roulé dans le torrent. Pendant quelques jours encore il fallut être constamment sur le qui-vive, parce qu’à la moindre occasion favorable, des bandes de maraudeurs cachés dans les replis de la montagne se jetaient sur les traînards ou sur les détachemens isolés. Mais le grand péril était conjuré. Strabon parle du singulier emploi des porcs que les barbares auraient lancés sur le passage de la colonne. Il prétend qu’ils étaient aussi redoutables que des loups dressés au combat. On veut que l’éléphant ait peur du pourceau, que son grognement le terrifie. Mais les Gaulois pouvaient-ils savoir cela, et peut-on dresser cet animal dans un tel dessein ? Sur la foi de quelque mauvais texte, Strabon n’aura-t-il pas cru qu’il s’agissait de pourceaux ὕες, tandis qu’il n’était en réalité question que de chiens ϰύνες, comme au combat de la Pioly ? Les chiens du Mont Saint-Bernard sont peut-être les derniers représentans de cette forte race de chiens alpestres qui paraît avoir servi de moyen d’attaque aux montagnards d’autrefois.

Une dernière épreuve attendait les Carthaginois.

Depuis qu’on avait quitté les bords de l’Isère, on avait toujours monté. On était arrivé à une altitude d’environ 1,800 mètres. Les soldats d’Hannibal commençaient à souffrir de l’air plus rare, du froid plus intense, du manque de vivres, de privations de tout genre. Ils en étaient à se demander s’ils verraient jamais la fin des Alpes. Pourtant leurs guides pouvaient leur dire qu’ils étaient presqu’au bout de leurs peines. C’est près de la station appelée Druentium, passablement au-dessus de Briançon dans les Alpes Cottiennes, là où les anciens voyaient les sources de la Durance, qu’il convient de placer le discours qu’Hannibal tint à ses compagnons pour leur donner un encouragement suprême : « Les Alpes, leur dit-il, sont l’acropole, le rempart de l’Italie ; vous êtes à la veille de les avoir franchies ; voici devant vous les plaines du Pô, voici dans cette direction Rome, que nous emporterons au prix d’une ou deux batailles. À vos pieds sont les Gaulois cisalpins, qui brûlent de se joindre à vous pour venger leurs outrages. » Telle est du moins la substance du discours qu’Hannibal tint à ses soldats pendant les deux jours pleins qu’il leur fit passer au pied du Mont-Genèvre pour qu’ils reprissent quelque vigueur avant de tenter le suprême effort de la descente. Ce temps d’arrêt permit du reste à bien des traînards et à bien des bêtes de somme de rejoindre le gros de la colonne. Des chevaux, des mulets tombés dans les torrens pendant les derniers combats, s’ils n’avaient pas été trop écloppés ou capturés par les montagnards, avaient suivi d’instinct les traces de l’armée et l’avaient rattrapée encore chargés de leur fardeau.